L'esthétisme de la laideur

Il est rare qu'un album considéré comme "dérangeant" trouve un succès "mainstream" auprès du grand public. Plus encore, il est rare qu'un groupe jouant une musique expérimentale, "bizarre" et décalée (comme celle de Primus en somme, mais Primus ne ressemble à rien d'autre qu'à lui-même) rencontre un tel succès. Evidemment, si Primus n'a jamais rencontré le succès d'un Nirvana (dont ils sont les parfaits contemporains en terme de dates de sorties d'albums majeurs...) il n'en demeure pas moins que le groupe californien faisait de la concurrence aux plus grands noms du "metal-fusion" ("Faith no More" notamment), sous-genre inventé par la presse à l'époque lorsqu'un groupe mélange tellement de styles divers que l'on ne sait plus d'où ça vient et où on sait à peine où ça veut aller...

"Primus" est un cas à part dans l'histoire du rock, ils sont vénérés par bon nombre de mélomanes et de musiciens s'extasiant devant le jeu technique et ultra-inventif de "Les Claypool" (sorte de Jimmy Hendrix de la basse...) mais leur style si particulier leur a toujours valu de n'être comparable qu'à eux-mêmes et de ne jamais atteindre une popularité et une renommée digne d'un "Metallica" ou même d'un "Pantera". Et en écoutant ce fameux (que dis-je? Mythique, fabuleux...) "Pork Soda" on comprend mieux pourquoi : le génie de Primus ne pourra jamais plaire à tout le monde. Pourtant en 93 Primus joue déjà dans la cours des grands depuis un certain temps : leur chef d'œuvre de 91 "Sailing the seas of cheese" (quelle magnifique année pour l'histoire du rock décidément!) a placé d'emblée Primus parmi les groupes les plus talentueux et audacieux du rock...sorte d'hybride improbable entre funk, heavy metal, rock, musique progressive et comptines enfantines crétines, l'album a délivré de nombreux hymnes destinés à devenir les grands classiques du répertoire scénique du groupe jusqu'à aujourd'hui encore.

Sur cet album, Primus tourne en partie le dos à ce qui lui a permis de cartonner il y a deux ans (le côté cartoon et humoristique notamment...) pour accoucher d'une œuvre sale, plus dense et plus intense encore que leur précédent chef d'œuvre...plus "dur" musicalement et plus difficile d'accès pour des oreilles non averties. En effet, ce qui fait de "Pork Soda" une œuvre à part c'est son esthétisme de la laideur : c'est sale, c'est noir, c'est glauque...et pourtant il y a une beauté particulière qui se dégage de tout cela à l'image de cet instrumental de toute beauté "Wounded knee" qui, au milieu de l'obscurité, nous envoûte avec de douces parties de Marimba (instrument plus souvent utilisé dans le jazz que dans le rock soit disant passant...). L'éclectisme musical est toujours de mise ("Pork chop's little ditty" allant même convoquer brièvement la folk irlandaise à deux reprises) mais on sent qu'entre temps Primus a encore grandit et semble moins d'humeur à la déconnade, dès "My name is mud" on s'en prend plein la tête et avec une force de conviction que l'on aurait à peine soupçonné venant de Primus. Le thème musical est bien glauque (on parle de "Mud" un effroyable assassin sans scrupules) et la musique est d'une lourdeur et d'une folie effroyables elle aussi : cette conjugaison improbable entre un Black Sabbath et la moulinette d'un Franck Zappa est sidérante et très perturbante lors des premières écoutes. Le groove (gros point fort de Primus grâce à ses tendances funk) est toujours là mais de manière différente, plus brutale, plus "dans ta face" qu'avant...et que dire sur cette ligne de basse en triple slapping de génie qui à elle seule rentre dans le crâne et marque les tympans de toute sa force? Evidemment, je vais pas détailler la technique de Les Claypool dans le détail (car je ne suis pas musicien) et que j'en serais incapable...mais tout ça pour dire qu'il n'usurpe nullement sa réputation de meilleur bassiste au monde. Concernant le chant (qui a toujours été un élément potentiellement rédhibitoire chez Primus) Claypool semble s'être amélioré d'une certaine façon...la palette des émotions véhiculées semble s'être enrichie et ce qui était simplement "humoristique" auparavant donne souvent lieu à de la folie pure et simple dans l'interprétation (thème récurrent de l'album) comme sur ces titres détraqués (et pourtant très recherchés au niveau mélodique!) tels que "Welcome to this World", "Bob", ou l'effrayant "Mr Krinkle" et son riff de contrebasse insalubre.

Bref, "Pork Soda" est un album aussi effrayant que fascinant, d'une laideur thématique et musicale embellie par le savoir-faire redoutable des musiciens de génie qui se trouvent derrière... On pourrait toujours trouver "The pressman" un peu plus superflu ou trouver que la longue jam de "Hamburger train" traine légèrement en longueur mais ces quelques micro-défauts apparents sont en réalité parfaitement calculés et ajoutent à l'édifice de brefs moments de "respiration" permettant à l'auditeur de faire une légère pause (sans doute salutaire) pour ne pas devenir aussi fou que les musiciens eux-mêmes! Une descente salvatrice aux enfers dans les tourments de la psyché humaine où la funk, le metal, le rock tantôt progressif et expérimental fusionnent à merveille (encore une fois) et où laideur et beauté se marient jusqu'à en laisser ressortir une œuvre complexe et pourtant parfaitement cohérente : voilà ce qu'est "Pork Soda".

Le groupe connaîtra un succès commercial encore supérieur avec l'album suivant (méga-tube obligeant...) mais plus rien n'atteindra à nouveau un tel degré de perfection malsaine dans la discographie de Primus. "Pork Soda" est une œuvre malade et intense engendrée par des musiciens grands et fous à la fois...une œuvre incontournable de l'histoire du rock qui devrait être connue et reconnue comme telle malgré l'ombre laissée par son glorieux prédécesseur.