Laissez-moi vous raconter une petite histoire de la musique.


Depuis toujours la musique a souhaité s'émanciper, établir de nouvelles règles pour mieux les démonter ensuite. Elle est en constante évolution, et perd tout son intérêt si elle stagne et s'ancre indéfiniment dans un style, quel qu'il soit. Ainsi, avec les siècles, toutes les règles sont modifiées, élargies, tordues, ainsi qu'abandonnées.


Et c'est là qu'on arrive au XXe siècle et la naissance du modernisme. Si un compositeur comme Debussy est déjà considéré comme "moderne", je parle plutôt ici de modernisme dans le sens "émancipation extrême". C'est ainsi que pour mieux recomposer la musique, Schönberg la décompose suivi de près par Berg et Webern, ce qu'on appellera la Seconde École de Vienne.


L'absence de règle devient LA règle. La musique devient alors très expérimentale, et de nombreux courants se forment (musique sérielle, concrète, aléatoire, futuriste, la série intégrale de Boulez, ou plus tard la musique spectrale...) ; c'est ce qu'on appelle par défaut la musique contemporaine.


Si elle présente d'incontestables enjeux expérimentaux réels, la musique contemporaine - qui perdure encore aujourd'hui dans les institutions - possède cependant un défaut également incontestable : elle a rompu avec le public, qui la trouve souvent trop hermétique, et dont les courants se différencient trop peu à l'oreille. Une musique présente bien peu d'intérêt si personne n'est là pour l'écouter. Et le fait est qu'aujourd'hui, les concerts de musique contemporaine s'organisent pour l'extrême majorité en comité très restreint. Ce qui cartonne à l'opéra, ça reste les grands classiques du des siècles précédant le XXe.


C'est par ce constat que dans les années 60 naît un nouveau courant, le minimalisme, qui souhaite rompre avec la musique contemporaine, en renouant avec des principes passés, comme l'harmonie consonante, la tonalité ou la pulsation.


Dans le même temps, on remarque en musique contemporaine une recrudescence du nombre de citations d’œuvres antérieures, comme si tout à coup un besoin naturel de se référer à des classiques se faisait sentir. Non par pour s'approprier ou dénaturer les œuvres, ni forcément par manque d'inspiration, mais plutôt comme hommage, ou pour le confort de savoir qu'on fait appel à une valeur sûre. L’œuvre la plus représentative est le troisième mouvement de Sinfonia de Luciano Berio, qui contient en filigrane du Mahler, du Bach, du Boulez, du Berlioz, du Beethoven, du Debussy ou encore du Stravinsky...).


Dans ce contexte-là, et étant donné l'évolution des principes de compositions, il était inévitable qu'une œuvre comme Recomposed by Max Richter: Vivaldi – The Four Seasons apparaisse un jour. Max Richter est né au début de l'ère minimaliste, et est un enfant de la musique contemporaine puisqu'il a étudié aux côtés de Luciano Berio ; son émancipation va surtout se faire par le post-minimalisme, et la musique de film, qui tend largement à se symphoniser depuis les années 2000.


Le matériau de base est cité directement, mais on sait qu'on n'aura jamais affaire à du Vivaldi. Ce matériau n'est qu'un prétexte. Max Richter s'amuse à déconstruire tout ce qu'a fait Vivaldi il y a 300 ans pour le réagencer à la sauce minimaliste. Par le choix des Quatre Saisons, il témoigne de l'importance historique de l’œuvre - bien que reconnue comme immense plutôt tardivement - et rend hommage à une pièce aujourd'hui ancrée dans notre culture commune.


Les Quatre Saisons, ça parle à tout le monde, et comme c'est intemporel et très mélodique, c'est l'occasion pour Richter d'adapter l'essence des idées de Vivaldi à l'époque d'aujourd'hui, en jouant sur l'intensité et l'orchestration, tout en gardant une idée de boucle propre à la musique minimaliste, d'ailleurs dite répétitive. On est alors clairement dans une œuvre qui s'apparente à de la musique de film, souvent mélancolique, toujours très nuancée, qui peut tout aussi bien former de véritables boucles en crescendo (Spring 1, Summer 3, Autumn 3), s'emballer et faire preuve de virtuosité (Summer 1, Winter 1), ou bien présenter une texture plus nébuleuse, notamment dans les mouvements lents.


Recomposed by Max Richter: Vivaldi – The Four Seasons ne prétend pas atteindre le niveau des Quatre Saisons de Vivaldi, car de toute façon il n'y a rien à atteindre ; jamais cette œuvre ne sera aussi influente qu'a pu l'être sa source d'inspiration. Cependant, elle est le reflet d'un tournant que prend la musique contemporaine depuis quelque temps, et trouve donc bien sa place dans l'histoire de la musique ; et en plus c'est très beau. Juste pour cela, bravo Richter.

Monsieur_Cintre
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le 18 août 2020

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