"Ce disque va être énorme ! Non, je déconne."

Dans une récente interview accordée aux Inrocks, Stephen Malkmus évoquait le dernier enregistrement de son gang, Sparkle Hard. « Ce disque va être énorme », déclarait-t-il avant de se raviser, hilare : « 0Non, je déconne ». Joyeusement bavard et visiblement peu porté sur les conventions promotionnelles, l’ex-frontman du groupe culte Pavement fait partie de cette catégorie de rockeurs touchés par un succès qu’ils n’ont pas vraiment cherché et dont ils ne savent pas quoi foutre. Malkmus a opté pour une solution simple et efficace. Garder la tête froide et continuer à gratter ses petites pop-songs brillantes, toujours pleines d’humilité et de malice. Le bonhomme ne se dépare jamais de cette nonchalance de façade que l’on retrouve dans son chant trainant, peu élaboré mais si personnel, avec juste ce qu’il faut de maladresse pour le rendre touchant. En cela, Malkmus est un lointain cousin de Jonathan Richman, légende proto-punk new-yorkaise, avec qui il partage un ton délicieusement sarcastique qui dissimule une vraie sensibilité. Dans la grande famille alternative américaine des années quatre-vingt dix, formée autour des tauliers Sonic Youth, Pavement squattait un bout de podium essentiellement dominé par Nirvana et autres Smashing Pumpkins. Mais le premier degré intense d’un Cobain ou d’un Corgan ne sied pas à Malkmus, plus proche du rock braillard et détendu de Dinosaur Jr.. Si on a souvent défini Pavement comme du rock de branleur, ce n’est pas leur faire offense : c’est surtout une manière de définir le talent insolent du combo, la qualité constante de leurs albums malgré leur aspect volontairement brouillon. Partisans d’un son lo-fi immédiatement identifiable et stimulant, Pavement excellait dans le domaine du carambolage musical et de la ballade de loser magnifique, avec une telle candeur dans l’exécution qu’elle ne semblait nécessiter aucun effort.


La discographie de Stephen Malkmus And The Jicks perpétue cette tradition depuis 2003. L’âge aidant, les explosions d’énergie foutraque se font rares, mais Malkmus n’a jamais perdu sa verve faussement paresseuse. Avec Sparkle Hard, sorti au mois de mai, le compositeur ri de sa propre gloire révolue. Héros underground d’un autre âge, il ne se laisse pas duper par son statut culte et ne joue pas aux prophètes. Au contraire, comme un vieil oncle un peu gênant mais attachant, il amuse la galerie, multiplie les références à la vieille école du rock’n’roll, tout en incorporant des éléments modernes, pour un résultat agréablement anachronique. Il faut entendre son utilisation bidonnante de l’auto-tune sur "Brethren" pour comprendre que le gars ne fait pas dans le solennel, son sens de l’autodérision est salvateur et le rend instantanément sympathique. Sparkle Hard assume sa légèreté avec une certaine élégance, un détachement qui n’interdit pas l’émotion mais ne la surligne jamais. "Brethren", avec sa bonne vieille guitare rustique, son chant débonnaire et ses chœurs déformés joliment grotesques, sonne comme une farce de bon goût, énoncée avec un parfait sens du timing (pas plus de trois minutes). Le refrain, tout en rêverie dérisoire, s’accompagne d’une impeccable section de cordes qui, loin d’appesantir le morceau, lui apporte une touche de poésie entêtante. Le disque fourmille d’arrangements intelligents et discrets auxquels on ne prête pas attention de prime abord, trompé par le dilettantisme apparent de Malkmus.


Toujours prompt à célébrer ses influences, le chanteur n’a jamais nié avoir piqué des idées musicales à droite à gauche. Sur Sparkle Hard, on retrouve plusieurs sonorités familières, disséminées tout le long du disque, comme les indices d’un jeu de piste ludique. Le rythme saccadé de "Future Suite" ne jurerait pas sur un album de [g]Television[/g], le diptyque "Difficulties / Let Them Eat Vowels" commence comme du Beatles expérimental et se poursuit sur un riff kraut-rock à la Neu, on retrouve de fortes connotations psychédéliques sur "Ratter" et "Kite", "Refute" est un irrésistible duo country avec la magnifique Kim Gordon en guise de guest de luxe, "Bike Lane" et "Shiggy" ressemblent tout bonnement à du Pavement pur jus. Quand au morceau d’ouverture "Cast Off", avec ses arpèges de piano et son chanteur esseulé, il évoque directement le Neil Young déprimé des seventies, période Tonight’s The Night. Mais lorsque ces couplets moroses sont rattrapés par la batterie habile de Jake Morris et une guitare abrasive triomphante, l’affaire tourne à l’euphorie, la complainte se change en célébration. Chez les Jicks, pas de temps pour l’apitoiement. On aime les vieilles idoles, mais pas au point de tomber dans les même pièges qu’elles. Cette distance avec le concept même de rock-star se ressent à chaque titre. Les différents emprunts n’ont rien de plagiats, c’est comme si Malkmus invitait les pères fondateurs à sa fête ironique, leur rendait des hommages sincères, mais gardait à l’esprit qu’il ne s’agissait que d’humains, rien que des êtres humains. Dans ce contexte, l’utilisation de sonorités plus actuelles, tels que le synthé et le vocodeur, ces instruments de djeun’s, ne sont ni de la récupération, ni de la moquerie, simplement la volonté d’unir des univers musicaux différents, du folk ancestral aux dernières tendances technologiques, sans les hiérarchiser. En un seul mouvement, Malkmus met tout le monde sur un pied d’égalité et en profite pour taquiner les puristes.


Vous l’aurez compris, Malkmus n’est pas de ces mégalomanes virtuoses convaincus de leur propre génie. Tout succès s’explique par la chance, par le hasard heureux. C’est du moins ce que semble penser le chanteur, pas prétentieux pour un sou. Peut-être sous-estime-t-il la qualité de ses compositions. Car derrière ses manières de branleur jmenfoutiste, le bonhomme est un songwriter hors-pair, un esthète de la mélodie. Sur Sparkle Hard, deux titres sortent particulièrement du lot et rappellent que le monsieur est l’un des derniers vestiges du vieux monde. "Solid Silk", son inratable descente d’accord et son pont gracieux agrémenté de cordes et du synthé vintage de Mike Clark, et le single "Middle America", son refrain ultra accrocheur et ses paroles acides, auraient cassé la baraque il y a vingt ans de cela. L’artisan pop est tombé en désuétude et ça l’arrange bien. Ca lui laisse les mains libres, ça lui permet d’être juste à la bonne distance pour observer son monde, et agrémenter ses chansons généreuses de commentaires piquants, un sourire goguenard aux lèvres.

GrainedeViolence
7

Créée

le 8 oct. 2020

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