Le poids d'une décision (d'abord anodine) peut peser lourd sur la direction que prend une vie. Une masse de fils temporels distordus qui s'entrecroisent et flottent par-dessus le chemin que l'on traverse, comme un orage qui risque d'exploser au moment où l'on réalise pourquoi s'est-il formé. Ou, comme le dit plus efficacement Ben Schneider, chanteur et compositeur de Lord Huron, "Le poids du passé peut distordre notre présent et notre futur, pareil à une boule de bowling lâchée sur un trampoline".
Alors, que se serait-il passé si un petit détail avait changé, si la décision avait été différente, et que cette influence invisible avait altéré la destination du fil de notre vie ? Le Cosmic Selector est un jukebox qui propose une réponse à cette question, à travers douze morceaux hantés par le fantôme du destin et des réalités alternatives. Et comme Lord Huron sait trouver le juste équilibre entre rappels à leurs précédents albums et recherches de nouvelles sonorités pour ne pas se figer dans la case de l'indie-folk bien vite répétitive, The Cosmic Selector Vol. 1 fait quelques détours par cette zone de confort, ce territoire familier de leurs précédents opus, mais l'album transcende ces rappels pour ne pas être qu'une synthèse globale de ce qu'a fait le groupe jusqu'aujourd'hui. Il fait mieux : il nous propulse en territoire inconnu. Quelque part dans un espace étoilé, introspectif et rétrospectif, où l'on vient à retrouver cet embranchement où notre vie a pris un autre cap, où l'on peut se surprendre à regretter, à se demander pourquoi. Et on remonte le temps, on cherche de quoi seraient faits les autres chemins, on tourne en rond, on tord le fil, on cherche une issue à ce futur désormais inéluctable, déterminé par ce passé sur lequel on n'a plus aucune influence. Et on en ressort avec un sentiment de nostalgie d'un souvenir réexploré, transformé ; un nœud de réminiscences qui, pour certaines, n'ont jamais été plus tangibles que de simples possibilités, mais qu'on a soudain l'impression d'avoir pourtant vécues.
La réflexion vaut le coup, mais le simple auditeur va se contenter de savoir si la musique lui plaît ou non, et c'est le sujet principal ici n'est-ce pas ? Pas de soucis à se faire de ce côté. La prod de Lord Huron s'est totalement surpassée à tous les égards. La batterie de Mark Barry sonne à merveille et est mise en valeur comme on l'a rarement vue dans la discographie du groupe, la basse de Miguel Briseño fait battre la mesure de la tête, et les solos de Tom Renaud à la guitare proposent des réponses remarquables à la mélodie des refrains. Et puis, il y a un éléphant dans la pièce alors parlons-en : les instruments additionnels. On n'a jamais entendu autant de piano chez Lord Huron, mais on a aussi un peu de violoncelle, du synthé Rhodes, un banjo surprise, des saxophones qui accentuent la tonalité jazzy de certaines pistes, et le groupe se paie carrément un orchestre à cordes pour faire vibrer notre fibre romantique et mélancolique dans des morceaux qui sont probablement parmi les meilleurs que le groupe ait composés jusqu'ici.
Le tout forme un ensemble composite qui relie la solidité, la fermeté du son, et la fragilité des paroles et des émotions convoquées.
Le groupe a une position assez à part sur la scène mainstream, puisqu'ils sont (malheureusement) essentiellement connus pour un seul morceau au succès exponentiel, même dix ans après sa sortie ; ils peuvent donc commencer à faire des Arenas pendant leur tournée, tout en gardant un public plus confidentiel pour ce qui est de la plus grande partie de leur discographie. Mais je souhaite surtout parler de leur façon d'écrire, que ce soit la structure des morceaux qui s'éloigne de plus en plus du classique couplet-refrain-couplet-refrain-pont-refrain pour faire un peu ce qu'ils veulent.
Who Laughs Last, un des morceaux les plus audacieux du groupe à ce jour, propose un rock groovy et sombre où le chant de Ben Schneider n'intervient que peu et laisse la place le reste du morceau à un monologue poétique prononcé par... Kristen Stewart ? Pourquoi pas ? Beaucoup de gens seront passés à côté du morceau, surtout qu'il est sorti en tant que premier single annonciateur de l'album à venir... Mais la vérité c'est que ces pauvres âmes égarées ne sont pas prêtes à comprendre le Beau, et le Beau, ici, c'est cet imaginaire très visuel, un tantinet lynchien (aigre-douce coïncidence que le single soit sorti dans la semaine qui a suivi le décès du cinéaste), sans compromis, qui se construit lentement pour exploser dans un refrain et une coda qui déglinguent. Mais qu'y voulez-vous, les fanbases de groupes sont parfois ingrates : si l'album ressemble trop aux précédents, on se plaint que le groupe tourne en rond, et quand on propose quelque chose de différent, on chouine que ce n'est plus la même chose et que c'est pas ce qu'on veut. Vous pouvez tester, vous entendrez soit l'un soit l'autre en écoutant les gens déçus de l'album (ou qui seront juste convaincus plus tard).
Mais là où Lord Huron brille le plus, c'est dans le voyage qu'il propose à travers la vulnérabilité. Il est difficile d'écrire sur l'introspection et la démonstration de nos faiblesses sans être vite un peu too much, un peu kitschouille ; mais ici, quasiment toutes les paroles font mouche, souvent servies par une instrumentation et un arrangement aux petits oignons. C'est si balèze que même après plusieurs écoutes de l'album, je ne peux pas rester de marbre en écoutant le stratosphérique Is There Anybody Out There ? ou l'exceptionnel It All Comes Back, chacun des deux slows étant marqués par une solitude profonde ; le premier celui de la recherche d'un autre sans l'avoir jamais rencontré ni être certain qu'il existe bel et bien (interprétez-le comme vous voulez, recherche d'âme sœur, de vie extraterrestre, et j'en passe), le deuxième au contraire marqué par une rupture, une disparition de l'autre, qui laisse désœuvré et lance une spirale de ressassements (joliment illustrée par le tempo de valse du morceau). Et pourtant, aucun de ces deux morceaux énigmatiques, quintessentiels de l'identité du groupe, ne sont ceux qu'il choisit de mettre en avant.
Avec les tonalités pop (Fire Eternal et Used to Know), ou jazz/bluesy (The Comedian), sans jamais oublier la vibe vieux rock et western qui ont fait les premiers succès du groupe (Bag of Bones, Nothing I Need, Watch Me Go, Digging up the Past), ni les balades acoustiques (Looking Back), on voyage à travers le répertoire et les marottes du groupe pour leur trouver une issue différente, une autre trajectoire, plus mûre, dans l'acceptation du deuil ou de l'impossibilité que les choses se passent de la façon qu'on espérait.
Alors, c'est impossible de satisfaire tout le monde quand on a un univers de sonorités aussi vaste et qu'on veut aller encore plus loin, et aucun doute que l'album n'est pas parfait en ce sens, beaucoup de choses restent en suspens, l'ensemble n'est peut-être pas aussi cohésif que sur les précédents opus, irréprochables sur la question. Mais l'album est extrêmement divers, généreux, on va dans tous les sens sans savoir où va nous emmener le Cosmic Selector à l'avance, et il faut le prendre peut-être avec un peu de philosophie : accepter le hasard en tant qu'entité à part entière, et tisser des ponts entre les influences du passé et les résultats qui surviennent, ce destin qui rôde quelque part dans toutes les décisions que l'on prend, et qui était peut-être sous nos yeux au moment où l'on a bifurqué.
La vie est étrange, après tout. Alors, revenons-en au tout début, à la réflexion numéro un du tout premier album du groupe : faut-il partir, ou rester ?
Comme chaque choix peut être décisif, je tranche : je reste, je continue jusqu'à la fin, parce que la sérendipité que notre quatuor suggère m'atteint comme aucun autre groupe ne l'a fait jusqu'ici. Et je mets un beau 10, parce que j'ai pleuré, oui, parce que j'ai tout ce que je désirais et qu'il n'y a rien d'autre dont j'aie besoin, et parce que ce choix-là, s'il a un impact notable sur ma vie, ne pourra que me faire prendre un embranchement qui me plaît.
Bon, on attend le Volume 2 maintenant ?