Si l'on me mettait un pistolet (un Colt, bien sûr) sur la tempe pour me sommer de nommer en moins de cinq secondes, sous peine de mort, la BD visuellement la plus aboutie que j'ai jamais lue, Ballade pour un Cercueil serait mon choix.


Un peu macabre, comme préambule, dites-vous ? Peut-être, mais je le trouve plutôt approprié pour ce quinzième album de Blueberry ; il y a le mot "cercueil" dans le titre, mille putois !


Enfin, tout ça pour dire que ces 48 pages sont probablement les mieux dessinées et mises en couleur qu'il m'ait été donné de lire dans ma vie. Jean Giraud est ici à la fois à son apogée et à la croisée des chemins : totalement affranchi de Jijé mais pas encore devenu Moebius. Belmondo et le style "comic" un peu propret de Fort-Navajo ne sont plus qu'un lointain souvenir, place à de véritables gueules de cauchemar et une violence de tous les instants, même dans les cases les plus contemplatives (et, incroyablement, il y en a beaucoup, malgré un scénario qui avance à 1000 à l'heure). Agressif, mordant, rugueux, le trait bien à lui qui s'était affirmé dans le diptyque de l'Allemand trouve ici son point d'orgue.


Ce qui fait cependant la différence entre ces deux albums-ci (et les deux les ayant immédiatement suivi), ce ne sont pas tant le dessin lui-même ni les cadrages, mais la mise en couleurs et le jeu des ombres. Sur ce dernier point en particulier Giraud n'a jamais cessé d'expérimenter, mais en matière de coloration ce n'est qu'à partir du Spectre aux Balles d'or que le changement s'est opéré, bien qu'il se soit alors limité à divers teintes de bleu/mauve, puis jaune/blanc sur Chihuahua Pearl et gris-vert pour l'univers carcéral de L'Homme qui valait 500 000 $.


Mais avec Ballade pour un Cercueil, Gir fait littéralement exploser sa palette, ce qui est évident dès le récapitulatif, tout bonnement sublime, avec sa plongée noire-orange-mauve sur le convoi sudiste, sa Pearl verte, son visage de Lopez bleu en médaillon, et ses ombres crépusculaires cachant le visage d'un Trevor jaune supposé enterrer l'un des hommes. Je pourrais encore citer le bleu-sur-mauve des personnages sur le point de déterrer le trésor dans l'église, ou encore le rouge de Lopez et des Mexicains dans leur chute mortelle… Giraud ne se contente pas d'un schéma figé, comme le code-couleur des personnages du Ran d'Akira Kurosawa, il improvise en fonction de la case et du moment pour créer une atmosphère et susciter des émotions propres à la scène concernée.


Dans Ballade pour un Cerceuil, chaque séquence d'anthologie entraîne une autre séquence d'anthologie ; sa richesse visuelle est incomparable. Depuis l'ouverture nocturne dans les ruines du pueblo abandonné jusqu'aux neiges de Fort Davis, en passant par l'immensité orange et aveuglante de la sierra mexicaine, la tempête sur le Rio Conchos et les hauts roseaux du Rio Grande, il n'est pas un univers que Giraud ne maitrise pas et n'arrive pas à rendre incroyablement vivant et immersif. La bataille de Tacoma est tout ce que celle de Corvado n'avait pas été, une des séquences les plus brutales et les plus explosives de toute la série, dans laquelle Giraud maitrise aussi bien le plan d'ensemble (ce cheval qui explose, tout droit sorti de chez Goya ou Géricault) que le détail (le soldat mexicain au bras en feu). Enlevez toutes les bulles de dialogue et de narration et cet album serait quand même un pur chef-d'œuvre.


Ce qui manque en revanche par-rapport au Spectre aux Balles d'Or, c'est l'osmose parfaite entre dessin et scénario – pas parce que ce dernier serait au rabais, ma note démontre que j'estime le contraire, mais parce que nous sommes toujours de pleins pieds dans le western spaghetti et qu'au lieu d'un pavé dans la mare, ce tome 15 apparait simplement comme une conclusion – certes grandiose – de ce qui aura constitué la réponse liégeoise à la trilogie du Dollar.


Mais je compare juste pour le plaisir de comparer ; ce que fait Charlier n'a peut-être pas le mérite de l'originalité, mais il l'exécute parfaitement. Non seulement la course-poursuite est rythmée de main de maitre, mais l'album regorge de ces petits détails charliérins, et notamment cet humour noir qui se retrouvait parfois englué dans la narration des deux tomes précédents : Trevor tué d'une machette plantée dans le dos par Lazarito, un péon complètement ignorant du trésor mais désireux de lui piquer ses bottes, le truculent Docteur Hieronymus et son élixir qui fait tomber les cheveux et les dents mais que McClure adore, le cadavre de Lopez dans son arbre… on imagine aisément le duo Charlier-Giraud ressortir épuisé mais hilare de la conception de cet album.


Ce pauvre Lopez contribue lui aussi beaucoup à la rigolade, bien malgré lui. Déjà, il a troqué son grand uniforme blanc (sérieusement, on aurait dit qu'il s'était habillé avec son gâteau de mariage) pour un costume de torero mauve qui, avec son sourire ravageur et sa fine moustache, le fait ressembler à Don Diego de la Vega. Plus zéro que Zorro, le bon gouverneur de Chihuahua va accumuler les tuiles sans toutefois rien perdre de son opiniâtreté, à laquelle nos héros finiront d'ailleurs par rendre un hommage posthume.


Tout aussi persistants mais beaucoup plus dangereux, les jayhawkers Finlay et Kimball, jusqu'à présent plus antagonistes secondaires que véritables méchants, lui volent cependant la vedette. Je l'ai évoqué dans ma critique précédente et surtout dans celle du Spectre aux Balles d'Or il y a quelques années, mais l'évolution de ces deux personnages en dit long sur la maturité de la série au moment de cette quinzième aventure. 1969 : nos deux hippies sudistes, bandits au grand cœur, sauvent la vie de Blueberry contre la promesse d'un pardon présidentiel et d'un retour au Texas. 1974 : encore plus obsédé par l'or que ne peuvent l'être Blueberry, Vigo ou Lopez, Finlay ne s'émeut guère de la mort de chacun de ses compagnons, se félicitant au contraire des opportunités financières qu'elles pourraient offrir, et s'apprête à abattre Blueberry d'une balle dans le ventre, pour qu'il meure lentement. Mais surtout, ce twist : il a secrètement déchiré l'amnistie de Washington, préférant le rêve aussi lointain qu'incertain de la richesse à un retour chez soi dans une Géorgie (oups, le plothole) ravagée par la Guerre. Cette cupidité élevée au rang d'idéal quasi-romantique fait de Finlay un de mes méchants préférés de toute la BD franco-belge, bien qu'elle lui vaudra de tomber sous les balles de son vieux compère Kimball. Karma.


L'album – et la trilogie – s'achèvent de manière tout aussi cynique avec l'arrestation, injuste mais prévisible, de l'ex-lieutenant. C'en est désormais fini de tout ce qu'il lui restait de naïveté et d'idéalisme : en croyant à la parole de soldat de Vigo et en la justice militaire des USA, Tsi-Na-Pah a doublement placé sa confiance en le système, et par deux fois le système l'a trahi. Pis, lassés par ces aventures incessantes, ses amis l'ont abandonné, McClure et Red Neck pour reprendre leurs activités respectives, la belle Chihuahua Pearl pour relancer sa carrière de chanteuse.


Voilà donc Blueberry dégradé et chassé de l'armée, cette fois pour de bon, et condamné à 25 ans de travaux forcés au bagne de Francisville. Le Spectre aux Balles d'Or avait bâclé la fin d'un cycle, Ballade pour un cercueil termine le sien dans une apothéose crépusculaire, tout en en amorçant un nouveau. Jamais Jean Giraud ne retrouverait le niveau de maîtrise absolue qui fait de ce tome 15 un des plus grands chefs-d'œuvre du Neuvième Art, mais cela ne veut pas dire que ce que lui et son comparse Charlier nous réservent ne vaut pas le détour ! Alors en selle, fiston !

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le 13 mars 2019

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Szalinowski

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