En-dehors de leur célébrissime saga gauloise, Goscinny et Uderzo ont fréquemment collaboré. On connaît encore assez bien Oumpah-Pah ou Jehan Pistolet, mais on connaît souvent beaucoup moins des Luc Junior ou Benjamin et Benjamine, pourtant non moins savoureux.
Pour tout bédéphile qui se respecte, il est pourtant plus que temps de les découvrir...


Chronique des temps obscurs


Il fut un temps où les auteurs de bande dessinée étaient presque des parias. En tous cas, des esclaves obligés de se mettre malgré eux au service de leurs éditeurs... En 1956, celui qui faisait la pluie et le beau temps, c'était sans nul doute Georges Troisfontaines, directeur renommé de la World Press, agence de presse bruxelloise colossale, dans les journaux de laquelle on trouvait des planches d'auteurs dont les noms étaient Franquin, Peyo, Will, Roba, Greg... Des noms encore presque anonymes, mais qui allaient marquer l'histoire de la bande dessinée durant la décennie suivante.
Seulement, ça, Georges Troisfontaines ne pouvait s'en douter. Il ne s'en doutait d'ailleurs tellement pas que le 11 janvier 1956, il licencie trois artistes : Eddy Paape, Gerald Forton et René Goscinny. Le motif ? La veille, ils avaient osé se réunir avec d'autres (dont Franquin, Morris, Uderzo, Will, Rosy, Mittacq, etc... du gratin, mais du gratin en début de cuisson) pour rédiger la convention d'un syndicat autonome des dessinateurs et scénaristes de bandes dessinées, jusqu'ici en gestation. Pas des revendications à la Mai 68 (période qui affectera d'ailleurs profondément Goscinny, mais on en reparlera dans une autre critique), notez bien, juste de quoi obtenir pour ces professions peu reconnues les garanties minimales pour exister et subsister.
Troisfontaines résiste. Paape et Forton, passe encore, il veut bien revenir sur sa décision, mais ce petit avorton de Goscinny, pensez ! Il va jusqu'à convoquer l'ami René et lui dire de but en blanc qu'il n'aura jamais aucun avenir dans le métier. Certaines personnes n'ont décidément aucun discernement...


De publicité et d'eau fraîche


Mais cette histoire ne s'arrête pas là. D'ailleurs, Troisfontaines s'en mord très rapidement les doigts. Goscinny licencié, un certain Albert Uderzo et un certain Jean-Michel Charlier démissionnent. Indignés de l'attitude de leur patron, ils quittent la World Press définitivement. Le geste est élégant, mais il ne résout rien. Charlier lui-même confia par la suite que cette période fut très difficile : inscrits sur la liste noire de tous les éditeurs de France, de Belgique et de Navarre, comment survivre ? En se tournant vers la publicité.
Aussitôt dit, aussitôt fait, EdiFrance naissait : rejetés par tous les éditeurs, nos trois amis (et leur quatrième mousquetaire Jean Hébrard, un spécialiste de la publicité qui, certes moins connu, a son importance) créent leur propre maison d'éditions. Pendant que Charlier fait du porte-à-porte pour trouver des clients, Goscinny et Uderzo produisent pour la publicité, que ce soit de l'huile d'olive ou du chocolat. Fort heureusement, les grandes marques s'appuient beaucoup sur la bande dessinée, et c'est ainsi que nos auteurs revinrent à leur métier original et créèrent une pléiade de nouveaux héros éphémères pour promouvoir telle ou telle marque de pâtes ou de corn-flakes.
Et ainsi, de fil en aiguilles, EdiFrance prend de l'ampleur. Ils publient divers suppléments illustrés pour tel ou tel journal, chaîne de radio ou autres.


Les sentiers de la gloire


A la fin de l'année 1956, c'est un journal pour la jeunesse, Benjamin, qui contacte EdiFrance. On demande à Goscinny et Uderzo s'ils accepteraient de prendre la suite d'un autre futur géant de la bande dessinée, Christian Godard, qui avait animé l'année précédente les pages du journal avec sa série Benjamin et Benjamine, créée en 1952 par un dessinateur inconnu nommé Ric.
Initialement pure commande éditoriale, Benjamin et Benjamine devient vite le laboratoire du génie, pour nos deux artistes en herbe, qui commencent à s'affirmer. Cela fait tout de même plus de 5 ans que Goscinny et Uderzo ont commencé à créer un certain nombre de personnages et réalisé un nombre déjà immense de strips de plus ou moins grande qualité, et dont les noms ont (presque) disparu aujourd'hui : le Seigneur Raviolitos, les aventures de Routine, Bill Blanchart (seul récit sérieux connu du tandem Goscinny/Uderzo), Antoine l'invincible... C'est dire qu'ils ont de la pratique !
Benjamin et Benjamine est l'occasion pour eux de passer à la vitesse supérieure : sur des récits de 25 à 44 planches, le duo d'auteurs peut enfin à nouveau faire montre de tout son talent. Et c'est peu dire qu'en termes de gags, Benjamin et Benjamine permet à Goscinny d'étaler toute sa palette : situations rocambolesques d'une page, gag immédiat en une case, jeux de mots savoureux, humour type slapstick... Quoique pas aussi majeur qu'un Astérix (est-ce possible ?), Benjamin et Benjamine est un terrain d'une richesse prodigieuse, et garantit encore aujourd'hui au lecteur assidu de Goscinny un plaisir de tous les instants.


Le génie en marche


Même si Goscinny et Uderzo ne sont pas encore tout-à-fait arrivés à la maturité de leur génie, donc, celui-ci se manifeste pourtant déjà bien souvent dans ces histoires franchement délicieuses. Chaque page est une petite merveille graphique et humoristique, tant on voit se développer la ligne incroyable d'Uderzo, qui atteindra la perfection dans Astérix et Tanguy et Laverdure, sans doute ses deux plus belles sagas à mes yeux.
Au niveau du scénario, on sera en droit de trouver cela légèrement inégal (Goscinny expérimente encore), d'autant que les deux protagonistes principaux sont pour ainsi dire totalement transparents (ce qui est voulu, puisque cela permet au jeune lecteur de se mettre facilement à leur place, et surtout à l'auteur de mieux mettre en valeur des personnages secondaires, à la personnalité très marquée et toujours craquante) mais Goscinny s'y entend pour créer des situations rocambolesques et varier les plaisirs, évitant tout risque de redite et multipliant les aventures sans queue ni tête.
Le sommet est sans conteste atteint dans Le Grand Boudtchou, où Goscinny nous fait éclater de rire à chaque page (voire à chaque case), et où le dynamisme du dessin d'Uderzo sert à point une histoire riche en rebondissements délirants. En imaginant un conflit entre deux peuples dont l'origine s'est perdu au fil des temps, René Goscinny mêle à la fois le scénario génial de ses futurs Rivaux de Painful Gulch et le ton délirant d'Iznogoud, même pas en gestation.


La fin de l'aventure ?


Lorsqu'en 1959, Benjamin et Benjamine prend fin avec 4 récits qui auront à chaque fois gagné en rigueur et en ampleur, c'est loin d'être la fin pour Goscinny et Uderzo. Cette aventure finalement pas si longue aura grandement contribué au retour du prestige jadis terni. Quand elle se termine, c'est pour laisser place à une autre série plus connue de nos compères : celles de l'indien Oumpah-Pah.
Mais 1959 est bien évidemment une date bien plus importante que tout amateur de bandes dessinées connaît plus que tout. C'est l'an zéro de l'âge d'or de la bande dessinée franco-belge. En effet, ces tribulations de Français (et belges) en France leur on permis de se créer des contacts très solides, qui vont les mener à la plus belle réussite de l'histoire de la presse française, mais aussi de celle de la bande dessinée : la naissance du journal Pilote. Et avec elle, d'un célébrissime gaulois qui allait faire rêver des générations de lecteurs...

Tonto
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le 20 févr. 2020

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