Il y a un siècle ou presque naissait Bicot, ou plus précisément, Perry Winkle, petit frère de la Winnie Winkle qui donne son nom à la série la plus fameuse de Marin Branner, publiée de 1920 à 1962 dans les grands journaux d'outre-atlantique et traduite dès 1926 dans nos frontières avec un parti pris de recentrage sur le petit garnement, collectionneur de bêtises et de fessées à la manière d'un Buster Brown de joyeuse mémoire.


Il faudrait probablement faire un jour plus longuement l'histoire délicieuse de la Bande Dessinée américaine du début du siècle, celle d'avant l'arrivée des prémices du super héros, Tarzan de Harold Foster, en 1930, soit deux années après les pages dominicales contenues dans cet album, avec tous les déchets qui suivront quand les Etats-Unis commenceront à se prendre pour les gendarmes du monde et que la presse suivra benoitement dans un salmigondis indigeste de personnages réalistes plus ou moins dégénérés dans des collants parfaitement douteux.


Mais, Dieu merci, en 1928, nous sommes encore dans la continuité des débuts géniaux du strip américain, les aventures comiques familiales gardent le haut du pavé dans la mare aux canards, la famille Illico de George McManus a encore de beaux restes, The Katzenjammers Kids aussi, sous deux plumes parallèles d'ailleurs, mais ceci est une autre histoire, et donc, le merveilleux Bicot dont nous parlons aujourd'hui.


Dans la sainte lignée du Max et Moritz de Busch, Bicot reprend une fois de plus après Outcault et bien d'autres la tradition dessinée du bambin insupportable accumulant gaffes et sottises dans un tourbillon joyeux d'activités saines et ludiques. La petite famille typique comprend le père (qui a l'air d'un grand-père, semble retraité et n'est jamais en reste d'une bonne gaffe non plus entre deux séances de rocking-chair), la mère, modèle de ménagère également un peu âgée pour avoir engendré le petit chenapan et qui n'est pas sans rappeler Maman Talon, et donc Suzy, l'héroïne première de la série, jeune fille moderne fortement inspirée par les modèles cinématographiques d'alors, cheveux courts et chapeau cloche, petites tenues légères en bonus, quand les éditeurs français ne censurent pas honteusement ces cases si douces.


Suzy, est une soeur de cauchemar, ne nous voilons pas la face, derrière ce visage d'ange et cette silhouette gracile se cache un démon des plus noirs qui ne rêve que d'ascension sociale et de respectabilité chiffoneuse. Non contente de sortir avec des godelureaux insignifiants, la belle a pris en main l'éducation du marmot que ses parents débonnaires laissaient couler joyeusement. Alors que Bicot ne rêve que de base-ball dans son terrain vague avec sa bande de voyous du coin, sa soeur l'imagine plutôt en petit Lord Fauntleroy, sagement occupé à repasser ses leçons, apprendre le piano, distraire les petites filles ou autres occupations diaboliques. Inutile de dire que le petit monstre revenant le plus souvent vêtements en lambeaux et le visage magnifiquement orné d'un oeil au beurre noir ne se plie que modérément à cette dictature inqualifiable.


Et il faut reconnaître que cette philosophie du gamin libre et heureux emporte tous les suffrages, sinon les suffragettes, courant les rues avec sa bande, alternant parties de pêche à la ligne et de football américain (diplomatiquement rebaptisé rugby sous nos latitudes), ardent défenseur d'une cabane de planche idyllique pour les réunions du club des Ran-tan-plan, resquilleur des spectacles en tous genres et inépuisable travailleur à la petite semaine pour renflouer les caisse irrémédiablement vide du club, le brave Bicot n'est jamais en panne d'imagination pour occuper le plus naturellement possible un temps libre très rarement souillé par les bêtises de l'instruction publique.


Si je vous racontais que ses revenus proviennent principalement de chapeaux emportés par le vent en automne et d'allées enneigées dégagées en hiver, cela vous dira peut-être quelque chose, il faut dire que deux ans après, Hergé s'en inspirera beaucoup pour Quick et Flupke, premier d'une longue lignée d'admirateurs francophone parmi lesquels on compte, en vrac : Rob-Vel, le créateur de Spirou qui fut assistant de Branner de 1934 à 1936, Roba pour sa délicieuse Ribambelle et Greg bien sûr, dont j'ai parlé plus haut pour le rôle maternel et qui alla jusqu'à copier intégralement deux gags de Bicot pour Achille Talon (celui du pêcheur qui demande son chemin au garde-pêche et celui du panneau qui indique le contenu de l'étalage d'un commerçant). Quant au gag de la dent arrachée par la poignée de porte, j'avoue ne plus me souvenir où j'ai bien pu le voir...


Le charme premier de l'oeuvre, cette ambiance indémodable des rues d'enfant, ces visites au cirque que Martin connait si bien, cette poésie de l'école buissonnière se double dans la version française d'un mystère du dépaysement camouflé. Ainsi, tout est fait pour que l'écolier Français ou Belge, qui ignore alors plus qu'aujourd'hui les étranges coutumes des sauvages américains, ne sache jamais qu'il s'agit d'un monde étranger. La dinde annuelle est détachée de tout thanksgiving, les cadeaux de Noël sont artificiellement reportés aux étrennes du Nouvel An, Halloween a lieu au mardi-gras,etc... seul le base-ball subsiste, n'ayant pu trouver son équivalent comme le rugby dont nous parlions plus haut... inutile de dire d'ailleurs que ce camouflage fonctionne peu, enfant, je trouvais tout cela un peu bizarre, mais ça n'empêche à aucun moment de goûter pleinement ce chef d'oeuvre de la bande dessinée malheureusement un peu oublié aujourd'hui.


Et c'est triste de voir que si les cinéphiles et les lecteurs de romans peuvent généralement assouvir leur passion pour les oeuvres lointaines assez facilement, contrainte techniques mises à part, les bédéphiles sont eux contraints à une bien cruelle torture, souvent incapables de découvrir les perles du patrimoine, rarement rééditées, méprisées par les bibliothèques, abandonnées dans le très désagréable et coûteux coin de la rareté pour collectionneurs, cet enfer des spéculateurs qui ne laisse plus guère de place au lecteur sain d'esprit ne pouvant plus guère compter que sur les miracles des vieux greniers poussiéreux.

Torpenn
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le 12 mai 2017

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