Mattotti est un fervent adepte - à raison - du pastel gras, du fusain et des crayons de couleurs ; leur texture douceâtre et granuleuse se reconnaît immédiatement mais l'artiste sait heureusement adapter sa palette, son trait et la force de son geste à son sujet. Les cases de cet album sont alors à mille lieues des contours cendreux du Brésil de "Caboto" ou encore du fil sobre et intimiste du "Bruit du givre". Partant, pour dessiner sa propre adaptation de cet étrange cas, Mattotti s'est inspiré de l'Expressionnisme allemand du début du siècle ainsi que des surréalistes. C'était pourtant évident : le Cri de Munch ou les visages de Francis Bacon n'étaient que le gentil Jekyll se muant en lutin lubrique Hyde.

Quand une adaptation d'un tel récit semblerait en effet appeler automatiquement un noir & blanc déchiré à la Breccia jouant sur la lumière et son ombre, Mattotti emploie des couleurs primaires : du rouge vermeil, du bleu azur, du jaune poussin ! La loi du contraste simultané de Chevreul semble dès lors incarner à la perfection la dualité du personnage principal. L'Ombre jungienne devient couleur pure. Le théâtre du récit fantastique également n'est plus une Londres du XIXe muette sous sa chape de fog mais un Paris flamboyant et criard des années 20 restructuré par les Surréalistes et repeint par Kandinsky. Une ville à fleur de folie et aux franges de la psyché humaine.
Comment sortir de soi-même ? S'abolir de son être ? De Charybde en Scylla, de Bacon en Macke...de Jekyll en Hyde. Le protagoniste dédoublé sème tout au long des cases son âme tordue et torturée et les couleurs comme tort-boyaux où les visages fondent et coulent comme de la graisse.

Si l'oeuvre originelle de Stevenson est, il faut bien l'avouer, un peu naïve et gentillette puisque étant avant tout adressée aux enfants, Mattotti sait sublimer et renouveler un schéma qui au fil des adaptations a fini par devenir un simple gimmick, un lieu-commun vidé de sa moëlle. Loin d'enlever au mythe toute son ambiguïté, son choix esthétique rajoute un malaise, un mal-être profond.
Nushku
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le 2 janv. 2012

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