"Alan Moore a écrit un porno ? Sérieux ? C'est tentant, même si ça m'emmerde d'avoir ça dans mon salon."


J'avais quand même bien hésité, parce qu'autant j'adore l'érotisme, autant le porno me fait suer en plus d'incarner un modèle de grossièreté à mes yeux. C'est un peu la même différence qu'entre un bon film d'horreur qui ménage ses effets pour faire monter la pression et maximiser sa puissance grâce au pouvoir de la suggestion, et un film d'horreur juste gore et beauf avec des personnages crétins et des dialogues vomitifs (il y a également les versions comiques, qu'on trouve aussi bien dans le porno que l'horreur : ça j'aime bien). En plus ce bouquin là coûte 49,50€ pour un peu moins de 350 pages (350 pages pour un porno ? wow), et il est assez volumineux pour qu'on le remarque chez moi. Mais bon, c'est Alan Moore alors la curiosité l'emporte. Et ben j'ai pas été déçu.


Dès le synopsis on se dit que malgré le ton pince-sans-rire des personnages, on reste dans une grosse déconnade : Alice, Wendy et Dorothy, les fameuses héroïnes de notre enfance, sont devenues adultes et se croisent dans un hôtel où elles vont faire intimement connaissance en évoquant leur folle jeunesse, révélant que les récits qu'on pensait connaître sont des édulcorations d'histoires dénuées de fantastique, mais remplies à ras-bord de parties de jambes en l'air. Les diodes clignotent à toute vitesse, l'alarme sonne à nous en vriller les tympans : notre enfance et nos repères moraux vont se faire prendre violemment par derrière avec un flegme désarçonnant.


Cela pourrait être très inconfortable de lire ce genre d'aventure impliquant des enfants si ce n'était pas aussi exagéré qu'un Tarantino. Quand on voit les frangins largement pré-pubères de Wendy se caresser mutuellement et produire des érections à faire rougir des dinosaures en regardant leur sœur s'ébattre avec Peter, le tout raconté avec un langage des plus châtiés, on a du mal à prendre tout ça au sérieux. C'est une manière assez amusante de revisiter voire parodier ces histoires, certaines réinterprétations se montrant même bien trouvées. Alan Moore finit d'ailleurs par insister vers la fin sur le fait que le caractère fictif permet de se dédouaner d'une caution morale, un fantasme demeurant innocent tant qu'il reste du domaine du rêve et non de la réalité. Tout le monde n'adhérera pas à cette idée, moi-même je ne prendrai aucun plaisir à mater des viols même fictifs, mais c'est une réflexion légitime.


Pour continuer sur le contenu sexuel de l'oeuvre, je dirais que c'est très varié avec une majorité de saphisme. Il y a même un tout petit peu d'homosexualité masculine, c'est traité rapidement mais ce n'est pas oublié. Comme mentionné plus tôt, vous aurez nombre de mineurs en action (bien que leur âge ne soit jamais mentionné), ainsi que de l'inceste et autres joyeusetés. Il y a également des abus sexuels qui ne me paraissent pas présents pour stimuler notre libido. Ils sont davantage présents pour l'histoire et la représentation d'une jeunesse ivre de sensations abusée par les adultes, l'un d'eux n'étant même pas dessiné et évite ainsi d'être érotisé. Ce sera à chacun d'y voir ce qu'il souhaite, mais le point de vue reste celui des femmes et la BD prône surtout leur émancipation. En tout cas c'est 100% graphique, on n'est pas dans la suggestion. Au moins ce n'est pas un défilé de gros plan sur des zones précises de l'anatomie, on garde une vision globale des corps au lieu de juste se concentrer sur les points de contact. Cela reste pour moi toujours moins intéressant que l'érotisme, qui lui est davantage dédié à l'expression du désir qu'à l'activité elle même. Mais Filles perdues a pourtant plus d'un tour dans sa manche.


Je ne vous ai pas encore parlé du style graphique, alors que c'est ce qui surprend d'entrée de jeu. Loin des standards, le dessin de Melinda Gebbie prend la forme de ce qui pourrait constituer des illustrations de livres pour enfants du siècle dernier. Parce que ça parle des jeux de l'enfance. Et que ça se passe au siècle dernier. C'est complètement logique, et pourtant oh combien perturbant au début. Les tons pastels enfantins ne paraissent pas à leur place dans pareille oeuvre, mais on finit par s'y habituer. Et c'est un choix aussi osé que cohérent. Le style se permet même de changer selon la dame qui nous raconte son histoire, chaque univers gardant sa mise en scène propre. Par exemple les histoires d'Alice utilisent des cases en forme d'ovale et affichent aussi souvent que possible des reflets, parce qu'elle a une certaine obsession pour les miroirs. Idée brillante, et ce ne sera pas la seule d'Alan Moore, très inspiré dans la mise en scène. On a des jeux d'ombre avec Wendy dans le chapitre 2, des représentations hallucinées du sexe, on retrouve même les récits dans le récit hérités de Watchmen. Tout cela au service d'une histoire simple, mais servie par d'excellents dialogues. C'est nettement plus recherché et élégant que les comparaisons grasses avec des grottes humides qu'on trouve habituellement, bien qu'on n'échappe pas aux "cul bite chatte" qui giclent à un moment ou un autre. La lecture s'en trouve vraiment plaisante, tout transpire l'inventivité et cette classe forme un intrigant mélange avec les dessins explicites. Le tout s'achève au livre 2 avec un chapitre qui annonce avec tristesse la fin inconsciente de l'enfance.


Du moins j'aurais aimé que tout s'arrête avec le livre 2. Mais il y a un livre 3, et c'est la partie en trop. C'est là qu'on voit qu'on a passé trop de temps sur les histoires individuelles des filles, elles finissent par lasser même s'il reste quelques bonnes choses à présenter. Ce livre 3 choisit en fait de faire dans la surenchère : les pratiques se multiplient et vont toujours plus loin, avec un intérêt qui diminue. On trouve de moins en moins d'inventivité, les relations ne se développent plus, on s'enferme dans la routine de toujours plus de sexe. Cela fait sens avec l'idée de prolonger la nuit au maximum pour retarder le moment où ces femmes devront retourner à la grisaille du monde, mais ce n'est plus passionnant. C'est bête parce que c'est quand même le tiers du volume qui est concerné (et je répète que j'ai dû débourser 49,50€ pour ça, c'est le porno le plus cher du monde). On trouve toujours un truc pour nous dire qu'on n'a pas lu ce livre 3 pour rien, mais quand même.


Filles perdues est sûrement la meilleure BD pornographique que je pourrais lire, l'une de celles qui ne limitent pas leur intérêt au dessins de nus. Alan Moore prouve qu'il est capable de nous fasciner avec n'importe quel genre, son pavé mérite toute notre curiosité.

thetchaff
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le 19 juil. 2016

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