« L’informatisation n’a pas encore fait disparaître les hommes et les peuples »

Après s’être aventuré dans un ensemble de récits futuristes dans un univers sombre très riche en détails, d’abord avec le manga Black Magic, peu connu et mal apprécié, puis avec le manga Appleseed qui a rencontré un meilleur succès, Masamune Shirow poursuit sur cette même voie en essayant toujours de faire mieux sans trahir son style graphique et narratif si clivant. C’est ainsi que né à la fin des années 1980 son œuvre majeure, Ghost in the Shell, origines d’une franchise hautement réputée dans le genre Cyberpunk et à l’influence majeure pour les années qui suivront, sur l’archipel nippon comme au-delà.


Pour information, j’ai lu le manga dans son édition par Glénat de 2017 : Perfect Edition, traduisant le volume original de 1989, celui qui sera critiqué ici, étant donc égal aux tomes 1 et 2 des éditions japonaises, excluant ainsi les tomes 3 et 4 constituant Man-Machine Interface, publiés bien plus tard et ne bénéficiant clairement pas de la même reconnaissance critique. Pour celles et ceux que je n’ai pas perdu avec mes explications on peut commencer la critique et découvrir ce que j’ai pensé de cette œuvre dont j’attendais beaucoup.


SCENARIO / NARRATION : ★★★★★★☆☆☆☆

A l’issue des années 1980 marquées par une crise financière japonaise majeure, une série d’innovations technologiques impactant de plus en plus les modes de vie traditionnelles et la folie d’un matérialisme toujours plus important, Ghost in the Shell prend le parti pris de dépeindre un futur très pessimiste et cela dès ses premières pages, alertant sur la perte d’humanité inexorablement induite par le développement des nouvelles technologies. Ce cadre a de quoi me séduire a priori, autant dans les thématiques que dans l’angle d’approche, et pourtant j’ai d’importantes réserves très personnelles à émettre à tout ça en premier lieu.


L’univers cyberpunk est si riche qu’il est présenté avec un peu trop de lourdeur à mon sens, c’est-à-dire avec beaucoup de technologies dont le fonctionnement n’est pas très clair, de termes techniques ne faisant pas écho à grand-chose… D’ailleurs, l’édition que j’ai lu présentait une tonne de notes techniques de l’auteur accompagnant les vignettes et il faut être sacrément motivé pour tout lire et surtout tout assimiler. Je dirais presque que ça en est mission impossible tant ça requiert des connaissances approfondies dans des domaines très différents les uns des autres : informatique, chimique, balistique, philosophique, géopolitique… à tel point que dans les publications originales figuraient des renvois de l’auteur à d’autres ouvrages très pointus sur ces questions.


Un autre biais narratif important que j’aurais à relever c’est que le scénario enchaîne les intrigues assez indépendantes les unes des autres, comme autant d’intrigues différentes permettant à chacune de nous amener à explorer une nouvelle facette de cet univers, ce qui bien sûr n’est pas un mal en soi, sauf quand ça s’accompagne de problème de lisibilité du récit. J’ai souvent eu l’impression de passer du coq à l’âne, de commencer une histoire sans en avoir lu les prémices, de la quitter alors que je n’y étais pas encore pleinement rentré… Cela, comme l’aspect très encyclopédique du récit, relèvent de partis pris de l’auteur, non de défauts, mais j’avoue avoir bien du mal à y adhérer.


En revanche, le sujet peut me captiver. Tout d’abord, l’interaction entre IA et êtres humains permet d’aborder de multiples problématiques liées à la nature humaine avec notamment des êtres humains tellement modifiés par la technologie qu’ils en ressemblent à des machines et des machines conçues de manière à tellement ressembler à des humains qu’ils en finissent par faire oublier leur nature artificielle. Ensuite, l’auteur a su être très en avance sur son temps en imaginant le développement extrême d’Internet alors à ses balbutiements, pour des questionnements d’anticipation abstraits à l’époque de la rédaction, beaucoup plus concrets au moment de la lecture.


Enfin, l’une des ambitions majeures du récit est de mêler des questionnements philosophiques fondamentaux à des problématiques axées autour du progrès scientifique, ce qu’une œuvre de décryptage de la franchise que j’ai lu appelle « un hybride entre le hard-SF et la spiritualité orientale ». Je pense être assez d’accord avec cette appellation, tout en étant assez profane dans ces domaines respectifs pour être très clair avec vous. Mais aussi peu connaisseur de tout ça que je puisse l’être, je trouve sincère la démarche ambitieuse, singulière et avec un fort potentiel. Si Ghost in the Shell échoue à me raconter une histoire qui me tient toujours en haleine, il réussit brillamment à m’immerger dans univers et à me questionner sur ses problématiques, ce qui me laisse donc sur un sentiment mitigé quant à la narration et au scénario de l’œuvre, entre réserves personnelles et profond respect. Mais fort heureusement, le manga saura déjà être beaucoup plus à mon goût sur la forme.


COMPOSITION / ESTHÉTISME : ★★★★★★★★☆☆

Si même ses plus grands fans concéderont pour beaucoup la qualité moyenne des premiers dessins publiés par le mangaka, Appleseed avait déjà montré le franchissement d’un sacré pallier qualitatif à ce niveau et Ghost in the Shell en présente un nouveau. La générosité des détails foisonnant les environnements extérieurs comme intérieurs de cette ville japonaise fictive partiellement inspirée de Kobe, la représentation graphique audacieuse d’espaces virtuels indéfinis, l’illustration ingénieuse de nouvelles technologies tels que l’effet du camouflage optique avec le dessin des seuls contours… sont autant de réussites visuelles à porter au crédit du dessin de Ghost in the Shell. Par ailleurs, l’édition dite Perfect Edition a le bon goût d’avoir superbement colorisé une très belle sélection de passages au sein de l’ouvrage, ce qui est toujours très agréable.


Même si je me permets de relever une petite réserve personnelle sur ces dessins : certaines grimaces dessinées de manière caricaturale avec lesquelles j’ai toujours eu du mal, contrastant avec des poses beaucoup plus classieuses. On retrouve en effet assez souvent le major très mise en avant par la composition d’image comme lorsqu’elle prend une pose stylée au premier-plan de plusieurs vignettes comme si on zoomait sur elle dans un décor assez large, c’est plutôt ingénieux et pertinent étant donné l’importance octroyée au personnage principal comme à l’univers.


Cette dernière prend souvent la forme d’une mise en avant excessive d’armes à feu et de machines que certains trouveront sans doute exagéré, voire de mauvais goût, mais j’avoie bien apprécier ce parti pris très assumé, concordant avec le récit détaillant énormément son univers et la violence brutale qui y règne. De plus, il y a eu un vrai effort de recherche sur le design de certaines de ces technologies futuristes parfois assez fantasques, ce qui permet d’ailleurs d’insuffler une identité visuelle forte au titre, à l’image de l’emblématique tank Fuchikoma.

L’action peut être très efficacement lisible grâce à la composition d’image. Par exemple, on peut voir sur une page le major se déplacer furtivement sur deux grandes vignettes sur la partie gauche de la page et un personnage qu’elle abat en 4 vignettes de petite taille à droite de la page. Les grandes vignettes du major et elle au premier-plan fait bien comprendre à quel point elle domine la situation et agit à la vitesse de l’éclair, se déplaçant et tirant. En face, les petites vignettes 2 fois plus nombreuses montrent à quel point sa victime est lente à réagir et la séparation des 2 dernières vignettes assurée par le flingue du major dépassant de son espace de gauche pour envahir celui de sa victime est assez criant pour achever cette domination.


Magnifiant le major et découpant l’action pour la rendre parfaitement compréhensible par le sens de lecture, la composition d’image ne manque pas de ses fulgurances au cours du manga. Cet univers est donc très bien dépeint à l’image et quand la narration me perdait quelques peu je pouvais facilement me raccrocher à cet aspect visuel très réussi pour continuer à prendre plaisir à poursuivre cette lecture difficile d’accès. Cet équilibre dicte d’ailleurs pour beaucoup mon avis final sur l’œuvre.


CONCLUSION : ★★★★★★★☆☆☆

La richesse de l’univers, la qualité des dessins donnant vie à ce Japon futuriste, les fulgurances de la composition d’image icônisant sa protagoniste forcent mon respect pour Ghost in the Shell et me fait apprécier l’œuvre, quand bien même je ne peux totalement occulter mes réserves personnelles quant à ses partis pris narratifs que je trouve parfois indigestes et brouillons. Ghost in the Shell fut pour moi une lecture assez difficile mais très intéressante et assez plaisante, à découvrir ne serait-ce que pour comprendre le matériau d’origine du film animé de 1995 qui a propulsé la franchise à un tout autre niveau.

damon8671
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le 12 juin 2022

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