"Il y a des moments dans l'histoire où, dans le monde entier, les peuples se lèvent. Ils disent : ça ne va pas - et exigent que ça change. [...] L'année 2011 a peut-être été un nouveau moment de ce genre. " Ce propos de Joseph Stiglitz - qui ouvre la préface de son ouvrage Le Prix de l'Inégalité -, m'est revenu en tête, alors que je parcourais les premières pages de Colère Nucléaire. Comme un écho à ce qui se passe dans le manga où l'agacement de l'auteur, Takashi Imashiro, y est palpable et transparaît rapidement à travers le personnage principal, Satô, tandis que la catastrophe nucléaire de Fukushima fait craindre le pire.


Le Japon est-il fini ? Faut-il faire une croix sur la vie à Tokyo ? Il semble que non : la vie poursuit son chemin, les menaces radioactives ont disparu. Une pensée pour le nuage de Tchernobyl qui s'était arrêté, en son temps, à la frontière... Ici aussi les retombées semblent rapidement occultées. Il faut tourner la page. Ce que Satô ne peut pas faire. Il a besoin de comprendre. Et rapidement il se rend compte que trop de choses ne tournent pas rond : les médias font-ils leur boulot d'informer de manière impartiale ? Sont-ils la simple courroie de transmission des intérêts des grands groupes, des hommes politiques ? Et ces derniers ont-ils comme objectif le bien commun ? Peuvent-ils résister à la pression des grands groupes ? C'est une vision assez désabusée qui parcourt les pages : on ne peut rien attendre d'eux et côté peuple ce n'est pas forcément mieux : ceux qui se mobilisent pour sortir du nucléaire apparaissent comme des doux dingues, une attraction plus qu'une véritable force sociale avec laquelle il faudrait composer. Les jeunes semblent aussi peu préoccupés - en général - par tout ceci. L'idée que les conséquences nucléaires de Fukushima pour la santé, l'environnement, l'avenir énergétique du Japon passent au-dessus de la tête de beaucoup de monde s'impose.


Alors certes il y a les réseaux sociaux pour faire circuler l'information (Satô les consultent abondamment - limite cela apparaît comme une addiction pour se tenir informé, pour avoir une "vraie" information), pour se mobiliser, mais le résultat semble souvent minime. Alors il faut payer de sa personne, aller voir par soi-même, vérifier comment ça va du côté de Fukushima, ne pas en rester aux annonces de Tepco et du gouvernement.


Face à cela le propos de Satô est brut de décoffrage : il n'hésite pas à insulter ses semblables, l'insulte appartient à son verbe et ses écarts de langage tout comme certaines de ses pensées peuvent sembler excessives, manquer de nuances, etc. Oui il est dans l'excès mais en même temps un tel manga pouvait-il se permettre d'avoir un personnage principal qui réagisse à froid ? Non, cela n'aurait pas tenu la route et aurait sûrement trahi la pensée de l'auteur. Qui plus est, Satô apparaît comme un personnage seul (pas de mention de sa famille) mais qui peut compter sur quelques amis fidèles. Tant mieux, il n'est pas un atome perdu parmi des milliers d'autres. On peut d'ailleurs remarquer que, pour un individu méfiant par rapport à ce qu'il voit et entend il fume ! Comme la cigarette a aussi inspiré pas mal de pages sur le complot des industries du tabac (Golden Holocaust de Robert Proctor par exemple) peut-être que prochainement Satô en viendra à questionner ses clopes...


Point intéressant, alors que le dossier nucléaire n'est pas terminé, voilà qu'arrive le traité transpacifique, avec des perspectives peu réjouissantes (accords orientés sur la libéralisation des échanges, normes... bref, pas de quoi rassurer quant au "modèle japonais") qui donnent du Japon l'image d'une nation à la remorque des Etats-Unis - qui pensent d'abord à eux avant de penser aux autres... Des pages qui évoquent Naomi Klein et La Stratégie du Choc (pour faire synthétique : tirer profit des catastrophes naturelles et du "chaos" - momentané ? - que cela génère, pour faire passer des réformes ultra-libérales et modifier l'environnement économique, les institutions...). L'expression "Stratégie du Choc" est d'ailleurs utilisée dans le manga. L'inquiétude peut donc être grande face à l'invasion des barbares capitalistes qui est promise si le Japon accepte ce traité, affaiblissant ainsi sa souveraineté et ses marges de manoeuvre pour l'avenir. Une situation qui n'est pas si éloignée de la "nôtre" si on songe à tout ce qui a été dit sur le TTIP (l'accord transatlantique), notamment sur les tribunaux d’arbitrage privés (ISDS), les normes...


Ce manga est très différent de ceux que je lis habituellement. Aussi j'ai mis un peu de temps à le digérer car au-delà de la trame que l'on suit, on a affaire à un manga copieux : beaucoup de notes en fin d'ouvrage sur tel ou tel élément évoqué, chronologie des événements, mot du traducteur, préface, postface, échange entre Imashiro et Yasuo Tanaka - un homme politique - en fin de tome : Akata n'a pas lésiné sur les moyens pour nous donner plusieurs clés permettant de situer le manga, de décrypter ce qui nous est dit, d'approfondir ce qui nous est donné à voir par le dessin.


Petite digression : j'ai apprécié des éléments comme les propos de Yasuo Tanaka concernant le sens du mot marché qui peut renvoyer à différentes situations (le marché comme lieu de rencontre physique entre l'offre et la demande ; le marché théorique... distinctions que l'on retrouve, par exemple, chez Roger Guesnerie dans l'Economie de marché) tout en étant plus mesuré sur le passage disant que les produits dérivés sont de la "fraude" ainsi que sur certains propos un peu rapides concernant le TTP. L'idée que tout est orchestré par les classes dominantes, les Etats-Unis... cette dramatisation n'est pas sans prise avec le réel mais elle nous fait pencher vers la théorie du complot et suppose que les dominants tirent les ficelles, contrôlent tout, bref sont de vrais petits stratèges doués d'une bonne dose de rationalité. Or j'ai un peu de mal à penser qu'ils sont aussi rationnels que cela et qu'il n'y a pas d'autres éléments qui doivent entrer en ligne de compte pour nuancer cela.


Pour conclure, Colère Nucléaire avec son premier tome nous dévoile le bouillonnement qui saisit Satô et quelques-uns de ses amis par rapport à ce qui arrive au Japon suite aux catastrophes de 2011. En leur compagnie on prend conscience de ce qui ne va pas, de leurs excès et limites (ils sont humains après tout) et on referme le volume inquiet, agacé (un peu) par ce qui se passe et... curieux de savoir ce que nous réserve la suite.

Anvil
8
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le 21 nov. 2015

Critique lue 676 fois

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Anvil

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