Bis repetita placent. En ce qui me concerne, l’adage ne se vérifie pas souvent, mais La Maison Dorée de Samarcande est une exception. Pendant longtemps, j’ai même préféré ce huitième tome à Corto Maltese en Sibérie, dont il reprend sans ménagement les grandes lignes ; sans doute parce que par l'entremise des personnages de Raspoutine et Marianne, l’humour y est plus prononcé, et que la transition du style graphique d’Hugo Pratt vers une ligne plus claire est à présent achevée, sans les tâtonnements des deux albums précédents.


À bien des égards, La Maison Dorée reste la plus épique des aventures de Corto Maltese : le kilométrage, axé sur la Route de la Soie, y est particulièrement conséquent ; l’action omniprésente, depuis la course-poursuite sur les toits de Rhodes jusqu'à l’escalade des hauteurs kafires, en passant par une véritable bataille rangée, et non plus une simple escarmouche comme c’était généralement le cas jusqu’à présent, entre forces armées turques et soviétiques ; et surtout, un enjeu plus personnel pour notre héros : délivrer son meilleur ennemi Raspoutine de la terrible prison titulaire, tout en affrontant son gouverneur Timur Chevket, « double maléfique » et ottoman du marin maltais. Perspective d’autant moins alléchante pour l’intéressé que selon sa voyante de mère, rencontrer son double porte malheur…


Ajoutez à cela la sempiternelle chasse au trésor (« Des facéties du Baron Corvo à celle de Trelawny », il s’agit cette fois de celui d’Alexandre le Grand en personne !), le sauvetage d’une petit Arménienne prisonniers des Turcs et l’habituel spleen amoureux du héros, et vous obtenez un récit particulièrement dense ! Trop dense ? Peut-être bien, car toutes ces intrigues et sous-intrigues ne s’imbriquent pas très bien les unes dans les autres. La rescousse de Raspoutine, que l’on pourrait croire essentielle, s’apparente à une arrière-pensée durant la majeure partie de l’album ; on en vient d’ailleurs à s’interroger sur le besoin de créer le personnage de la jeune Arménienne, puisque Corto a déjà deux bonnes raisons de se rendre dans cette région à haut risque ! Marianne et Venexiana vont et viennent du récit sans grande cohérence, et comme dans Fable de Venise, la fin est bâclée et assez peu satisfaisante.


Ce ne sont là que des détails scénaristiques, mais ce qui est un peu plus dommage, c’est que dans ses grandes largeurs, La Maison Dorée ne fait que reprendre la formule gagnante de La Sibérie. Enver Pacha, l’un des principaux instigateurs du génocide arménien, se substitue au baron von Ungern-Sternberg dans le rôle du conquérant idéaliste et le duo Chevket/Bahiar aux brigands opportunistes qu’étaient Tchang et Séménov, mais ni l’un ni les autres ne sont aussi intéressants et charismatiques que leurs alters egos du tome 6.


Toujours dans le souci de recréer la même dynamique passionnante, Pratt fait fi de toute subtilité en confrontant littéralement son héros à ses choix et contradictions, non pas au-travers du personnage de Chevket mais d’un rêve suscité par la consommation de haschich. « Ta conscience te tourmente ? Tu sais qu'on te reproche d'être égoïste, de ne pas t'engager à fond, de fuir la réalité [...] Bref, on t'accuse de n'avoir fait ni ton devoir de catholique envers la famille, ni ton devoir tde communiste envers la société. Tu as une parade à ça ? », lui assène ce deuxième double, comme si le lecteur n’avait pas depuis longtemps compris de quoi il en retournait. La brève apparition de Pandora, toujours dans une séquence de rêve/coma, sonne tout aussi faux – le Maltais avait fait son deuil de leur idylle dès Les Celtiques.


De même, à quoi bon dire d’Enver Pacha qu’il lui faut « mourir pour vivre » puisque contrairement à Ungern, jamais il n’a atteint de stature mythique, tombant plutôt dans les poubelles de l’Histoire…
Voilà, La Maison Dorée de Samarcande, c’est donc beaucoup de redite – mais ce serait une erreur que de l’y réduire. Pour commencer, le cadre est inédit et une fois n’est pas coutume chez Pratt, son originalité et le brassage des cultures qui s’y opère font merveille. Allez donc trouver une autre BD située dans cette partie du Monde à cette époque, et aussi bien rendue, avec une telle recherche documentaire ! Mais au-delà du côté "guide touristique", ce qui fait tout le sel de La Maison Dorée et le démarque de tous ses prédécesseurs, c'est la place accordé à ce vieux pirate de Raspoutine.


Introduit avant même le personnage de Corto Maltese dans La Ballade de la Mer Salée, le forban barbu inspiré par le mystérieux moine guérisseur des Romanov crevait l'écran - ou plutôt la page - dès le début, tout en faisant essentiellement office de sympathique faire-valoir - à l'exception de deux excellentes scènes de La Sibérie, qui le voyaient lancer un couteau à son meilleur ennemi "pour lui procurer des émotions" avant de clamer haut et fort sa rapacité devant son compatriote monarchiste Nino. Pleinement conscient de son potentiel et de sa popularité, Pratt profite de La Maison Dorée pour faire basculer le Russe dans une autre dimension, au point de lui faire allègrement voler la vedette de Corto dans le dernier tiers de l'album.


Chaque case où apparaît Raspoutine dans ce tome 8 est à elle-seule un monument d'humour noir, depuis ses interactions avec son infortuné codétenu persan ("Tu as de la chance, Persan, tu ne m'as jamais vu vraiment méchant") à son opportunisme éhonté face à Chevket (bien qu'il y tienne peu ou prou le même discours que face à Nino : "Anarchiste ? Non, ces gens-là son trop sérieux. [...] Non, moi je suis voleur à part entière, un voleur, c'est tout !"), mais s'il fallait n'en retenir qu'une, ce serait l'amusant pas de danse et le fou-rire que partagent Corto et lui après avoir échappé à la mort. Après tous ses hauts et ses bas des tomes précédents, leur amitié est à jamais scellée par cette séquence, qui montre d'ailleurs par la même occasion que le Russe est le plus fin connaisseur de la psyché complexe de son compagnon.


Ajoutez à cela une dose d'auto-dérision supérieure à tout ce que l'on avait vu chez Pratt depuis Sous le signe du Capricorne, notamment un florilège d'onomatopées italiennes non-traduites particulièrement truculent lors de la jouissive scène où Raspoutine est attaché au canon ("haw haw", "hew hew", "gnan gnan", "crack ! crack !", c'est un véritable concerto) et un appel téléphonique entre Corto et... Staline lui-même - oui oui, il échange des souvenirs de jeunesse avec l'un des pires tyrans de tous les temps -, et mine de rien, j'ai beau être plus conscient de jamais de toute sa redite, je n'en prends pas moins toujours autant mon pied devant La Maison Dorée de Samarcande. Aurais-je consommé les mêmes produits locaux que Corto dans l'album ? "Hew, hew, hew, hew, hew, hew, hew, non."

Szalinowski
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le 31 juil. 2021

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