Rédiger la critique d’une bande dessinée nous conduit à évoquer un scénario, une patte graphique, le contexte de sa publication, éventuellement celui de notre première lecture et, une fois n’est pas coutume, le support physique de l’oeuvre.
Le Crabe aux pinces d’or est associé, avec la surannée Méthode Boscher, à mes plus anciens souvenirs de lecture. J’ai longtemps cru que mon exemplaire m’avait été offert par mon père à l’occasion d’un anniversaire. Or, il a été imprimé en 1966. Bien que précoce, je ne lisais pas à cette date. Il est donc probable qu’il ait été acquis par mes parents et que je me le suis, ensuite, approprié. Il m’a accompagné dans tous mes déménagements. Il est passé par les mains brutales de mes frères et sœurs, de nos amis, de mes neveux… Quand mes propres enfants ont atteint l’âge de le découvrir, j’ai décidé de le mettre de côté, à l’abri, tout en haut de l’armoire. S’il porte encore beau, il arbore les stigmates du grand âge. Bien que complet, ses couleurs ont passé. Tavelé de taches brunes, le papier a jauni, comme parcheminé. Dix fois recouvert de scotch, le dos cartonné tient encore bon. La trace d’une petite étiquette rectangulaire apparaît sur la première de couverture. Combien pouvait couter, en francs, un tel album en 1967 ?
Le contexte est connu : la Belgique est occupée. Hergé est prié de suspendre ses incursions en politique internationale. L’album s’ouvre par treize petites cases admirables : Milou joue avec une boîte de conserve. Tintin tombe sur les Dupontd, puis se lance sur la piste de trafiquants d’opium. Il embarque sur le Karaboudjan, traverse la Méditerranée et découvre le Sahara, le pays de la soif, des méharistes et dromadaires.
Le dessin d’Hergé a atteint sa pleine maturité. Il multiplie les audaces graphiques, alternant les pleines pages ou, au contraire, les successions de petites vignettes, que ce soit en pleine mer (page 23), dans le ciel (25), le désert (38) ou un souk (40).
L’entrée en scène d’Haddock présente plusieurs mérites, dont celui de tirer le terrien Tintin vers l’océan. Pauvre gamin de la ville, j’avoue un faible pour ses aventures maritimes : Le Crabe, l’Etoile, le diptyque de la Licorne et Coke en Stock. Longtemps, je ne conçus les ports et les navires que par l’intermédiaire de Tintin. Immense fut ma déception quand je découvris que les colossaux porte-conteneurs et paquebots contemporains tenaient plus de la barre de HLM que des délicats vraquiers et cargos mixtes d’Hergé.
Le Crabe demeure mon Tintin préféré. Les premiers albums ne déméritent pas, mais notre reporter y apparait comme inachevé. Milou est trop discret et les Dupontd stupides. Il lui manque un faire-valoir solide mais excessif, intrépide mais naïf, colérique mais franc. Je reconnais que le premier Harchibald Haddock est impossible à vivre et Tintin d’une patience confondante mais, dès l’Etoile mystérieuse, le Capitaine gagnera en tempérance, sans rien perdre de son énergie : « Paltoquet, anacoluthe et moule à gaufre ! »