Seconde Guerre mondiale. Hergé, mobilisé, doit délaisser la rédaction du Petit Vingtième à l'appel de l'Histoire. Il n'en poursuivra pas moins son nouveau récit, Tintin au Pays de l'Or Noir, en envoyant ses planches de façon irrégulière à son nouveau rédacteur en chef. Un léger incident viendra cependant y mettre un terme : l'Allemagne envahit la Belgique et signe bien vite l'arrêt de mort du Vingtième Siècle (phrase à double sens ?) dont dépendait Hergé. Celui-ci abandonne donc provisoirement ses aventures pétrolifères (qu'il terminera de nombreuses années plus tard), de toute façon formellement interdites par l'occupant à cause de liens trop étroits avec l'actualité. Seuls les récits de pure fantaisie seront désormais acceptés par l'engeance de la petite moustache carrée. Entre-temps, le jeune auteur, tombé malade, prend des congés sans solde et revient à la vie civile, sans boulot, et donc dans une situation qui peut être élégamment résumée par cette petite phrase:


" Putain, mais comment est-ce que je vais bouffer, moi ?"


Un ami, ancien scout et nouveau collabo (les deux sont évidemment liés... je déconne), lui propose de bosser pour son journal, le Pays Réel, dont je vous laisse deviner l'orientation, pétrie de multiculturalisme et d'idées progressistes. Hergé refuse. Cependant, poussé par la nécessité, il acceptera un peu plus tard la proposition du journal Le Soir... à présent lui aussi sous contrôle allemand ! Je vous laisse juger si la précarité bien réelle de l'auteur est ou non une excuse suffisante pour justifier une telle décision... Pour ma part, est-ce bien utile de préciser encore une fois à quel point je trouve ridicules les leçons bien-pensantes des détracteurs ?


Quoiqu'il en soit, l'ami Rémi (George, pour ceux qui ne suivent pas) est chargé de développer un supplément jeunesse au journal Le Soir, dans lequel figurera une toute nouvelle bande dessinée, Le Crabe aux Pinces d'Or, inspirée d'un fait réel, une fois de plus: un trafic de cocaïne orchestré à l'époque par un certain Miguel Castanesa et qui utilisait... des boites de crabe !


Je n'irai pas par quatre chemins: je trouve cette aventure de Tintin légèrement surestimée. Le récit est honnête mais mené sans grande conviction: beaucoup d'éléments semblent tout droit sortis des précédents opus, en particulier des Cigares du Pharaon dont il ne parvient pourtant jamais à retrouver le rythme. Jugez plutôt: le désert, les trafiquants de drogue, le bandit qui utilise une porte dérobée (un arbre pour les Cigares, un tonneau ici) pour disparaitre et rejoindre ses collègues, l'asiatique qui veut prévenir Tintin mais qui en est empêché in extremis par la bande de vilains (là, c'est Le Lotus Bleu)... Je ne parle bien sûr pas d'auto-plagiat mais force est de constater qu'on tourne un peu en rond avec des thèmes déjà vus.


Cela peut néanmoins s'expliquer par la publication tumultueuse dont a souffert le récit, qui termina en minuscules strips dans les pages mêmes du Soir, son supplément jeunesse ayant été finalement supprimé ! Inutile de jouer les rabat-joie, il y a évidemment quelques moments épiques dans cette BD: l'accident d'avion, l'embuscade dans le désert et la poursuite en hors-bord, qui nous feraient presque croire, de par leur maitrise, que l'on est devant un film de James Bond !


Et pourtant, nous le savons tous, la véritable attraction de cette aventure, l'élément qui a contribué à faire sa légende, c'est bien sûr l'apparition d'Archibald Haddock ! Quel personnage ! Quel faste ! Une des meilleures inventions comiques de tous les temps, après Homer Simpson et Donald, dont il partage étrangement plusieurs traits de caractère on ne peut plus humains: râleur, maladroit, sentimental, alcoolique... heu, non: Donald ne boit pas d'alcool, lui (et c'est bien dommage).


Enfin bref, Archibald, c'est le gars que tout le monde voudrait être au moins une fois de temps en temps, le type libre qui se murge dès que l'occasion se présente, fût-ce en plein coeur d'une bataille, qui agonit d'insultes tous les scélérats qui osent lui barrer la route, le seul homme qui sera capable de donner une raclée à ce petit scorpion d'Abdallah sans censure et qui, comble de la jouissance, accomplit un jour ce que tout le monde aurait voulu faire au moins une fois: étrangler Tintin (précipitez-vous à la page 30 !) ! Bref, ce type est mon héros...


Enfin pas dans cet album. Parce que ici, il faut l'avouer, c'est vraiment une loque, notre vieux loup de mer... La faute au Lieutenant Allan (qui a la classe avec son trench-coat) qui pousse son capitaine à s'abîmer dans son vice afin de mener tranquillement son petit trafic d'opium. Au rythme moyen d'une bouteille d'alcool toutes les 4 pages, Haddock va alors continuellement risquer sa vie et celle de Tintin au point, parfois, d'être insupportable. C'est ici que l'on comprend, pour ceux qui en doutaient encore, que le petit reporter roux est un saint: quel être normalement constitué supporterait un tel boulet sans hausser la voix ne serait-ce qu'une seule fois ?


Personnellement, à sa place, j'aurais foutu Haddock dans les flammes, puis je l'aurais noyé, égorgé avec ses tessons de bouteille pour finalement fuir loin de lui en le laissant agoniser au "pays de la soif". Dieu merci, le barbu est toujours bien vivant à la fin de cette aventure, ce qui lui permettra de se guérir un peu de son ivrognerie et de devenir le compagnon paternel idéal, aussi indispensable à Tintin qu'un cerveau dans la boite crânienne des Dupondt. Et là, tout est dit.


Bon, c'est pas tout ça, mais elle m'a donné soif, cette critique...

Amrit
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le 5 oct. 2011

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