Toujours dans la lignée de l’esprit oulipien (ou OuBaPien = Ouvroir de Bande Dessinée Potentielle) qui anime son projet, Mathieu impose à son personnage principal une contrainte narrative supplémentaire : en plus des logiques molles et glissantes, complaisantes aux retournements et métamorphoses, dont Julius Corentin Acquefacques avait fait preuve jusqu’ici, Mathieu construit son album en miroir, album dont les apparences symétriques confluent en une sorte de chiasme en son épicentre (entre les planches 24 et 25) : ce qui était en haut passe en bas, ce qui était à l’endroit passe à l’envers, ce qui était blanc devient noir, etc.

Cette contrainte exige d’être pensée, case par case ; toutefois, pour des raisons de logique, les deux moitiés de l’album ne sont pas totalement symétriques à cette échelle (voir les séquences de la circulation en wagonnets).

Il fallait conserver à l’album une pure apparence de miroir (symétrie / inversion des titres et des dessins entre la première et la quatrième de couverture), ce qui a poussé Mathieu à évacuer le titre de l’album de la couverture (« L’Epaisseur du Miroir »), pour ne le faire figurer que sur la tranche de la reliure. On ne rigole pas avec la perfection formelle, chez les auteurs qui travaillent dans l’esprit de « L’Association » !

Peu d’auteurs de BD ont tenté à ce degré les expériences de symétrie spatiale, qu’elle soit parfaite ou pas ; au niveau de la seule vignette, on ne peut que citer Gustave Verbeck (Verbeek), qui signait de 1903 à 1905 « Upside down of Little Lady Lovekinds » et « Old Man Muffaroo ». Mais, avec Verbeek, le haut et le bas de l’image ne sont pas strictement symétriques, seulement lisibles à l’endroit et à l’envers.

Plus près de nous, « Nogegon », de Luc et François Schuiten (1990), nous offrait un beau récit palindromique, lisible vignette par vignette en miroir à partir d’un point central. Cet essai se rapproche beaucoup de ce que fait Mathieu ici.

Plus question ici, ni de la mystérieuse « Qu... » du tome 2 (dont on ne saura jamais ce que c’était), ni du « Processus » du tome 3 (la spirale-vortex ne nous a menés à rien de très clair). ; juste l’accentuation (l’aggravation ?) du mode de vie et des problèmes logiques de Julius Corentin Acquefacques (sans un bon problème, pas moyen de faire une histoire) : Julius se rend compte que ses actes quotidiens (se raser, par exemple) le ramènent à une situation antérieure à leur réalisation (après s’être rasé, il a davantage de barbe). Le temps est donc soumis lui-même à la symétrie ! Par ailleurs, non content d’avoir sous-loué son minuscule placard à un collègue dans le tome 3, Julius loue son propre lit en journée à un autre collègue : la restriction spatiale s’accentue, on est proche d’une sorte d’implosion.

La beauté des représentations oniriques, qui défient ouvertement toutes les contraintes corporelles et matérielles de notre espace-temps, est en elle-même une source de rêve pour le lecteur : Julius ramant sur une barque sur une mer noire (ou blanche...) qui a envahi les parties basses de métropole totalitaire; l’homme habitant la Lune (ou plutôt son reflet dans l’eau); mieux que les câbles suspendus du tome 3, l’espace vertical de la ville est maintenant parcouru par un réseau de voies ferrées reposant sur rien ou pas grand-chose, où circulent des wagonnets de mine servant de taxis, le tout en ondulant comme dans des montagnes russes de foire... On appréciera la « rocade de Möbius » (planche 11), les noms et prénoms symétriques les uns des autres, le retournement physique de Julius (comme une chaussette), et le rapprochement des reflets entre eux sous forme de chiasme pour le franchissement du miroir, planches 25 et 26.

Un très bel exercice de style. Un seul regret : les règles qui présidaient à l’action dans les albums précédents ne se retrouvent pas dans les suivants, ce qui ôte tout projet, tout objectif lointain aux errances oniriques de Julius. A travers ce vide de sens à moyen terme, la trame formelle des contraintes choisies par Mathieu se perçoit davantage, et, quelle que soit l’habileté technique de la mise en œuvre des procédés, on sait maintenant que Julius n’avance pas d’un album sur l’autre : il change de contrainte, c’est tout.
khorsabad
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le 31 déc. 2013

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