Le tambour de la Moskova
7.2
Le tambour de la Moskova

BD franco-belge de Simon Spruyt (2021)

Jeune auteur belge néerlandophone, Simon Spruyt s'était fait remarquer il y a quelques années à l'occasion de la parution de son Junker : blues de Prusse, portrait au vitriol et éminemment original de la caste des élèves-officiers allemands, dont la morgue et l'élitisme nimbé de mythologisme pan-germanique furent en grande partie responsable de deux guerres mondiales. Passé un détour consacré au peintre flamand Bouvaert en 2018, et revoilà que Spruyt s'intéresse à la grande Histoire vue à travers les yeux d'un enfant, avec son nouveau roman graphique Le Tambour de la Moskova.


Bicentenaire de la mort de l'Empereur oblige, c'est donc sur l'aventure napoléonienne que se penche cette fois-ci l'artiste. Son sens de l'iconoclasme n'ayant toutefois pas disparu depuis Junker, la fameuse bataille titulaire (également appelée Borodino, la plus meurtrière des guerres de l'Empire) est vite expédiée, le temps d'une ouverture magistrale sous forme de fresque, dont le mélange de brutalité et de simplicité enfantine, fort à-propos, pourrait faire penser à un mélange improbable entre Lejeune et Chagall, le tout bercé de l'incessant battement des fameux tambours. Après une pareille entame, il ne peut donc faire guère de doutes que c'est un nouveau pavé dans la mare que nous offre Spruyt, n'est-ce pas ? Une centaine de pages plus tard, je serais tenté de dire : hmmm, mouais, plus ou moins...


Bicentenaire ou pas, Le Tambour de la Moskova sort incontestablement du lot des BD napoléoniennes, genre balisé par les grands affrontements entre cavaliers et fantassins aux uniformes plus colorés les uns que les autres ; non content de régler la fameuse journée du 7 septembre 1812 en quatre planches, Spruyt situe toute son action avant-même les premières neiges du terrible hiver qui fut le tombeau de l'envahisseur en déroute. Peu de Borodino, pas de Bérézina : cet angle inattendu permet d'évoquer un épisode particulièrement célèbre par le petit bout de la lorgnette - même pas à hauteur d'homme, mais d'enfant.


Il était effectivement de coutume, en cette terrible époque, que les tambours, fifres et autres musiciens de la Grande Armée fussent des adolescents, et c'est l'un d'entre eux que nous suivrons depuis son enrôlement dans l'Isère jusqu'à la débandade des troupes françaises à travers la plaine russe, en passant par les rues de Moscou en proie aux flammes. Amateur de récits héroïques et de charges sabre au clair, passez votre chemin : vous ne trouverez ici que conscription forcée, pillage, massacre de civils et de prisonniers, torture et autres "Désastres de la Guerre" tels que Goya les représenta à cette époque (Spruyt s'en inspire d'ailleurs à la page 42). Le quotidien des soldats, aux dents manquantes et au regard possédé, est lui aussi retranscrit avec beaucoup de rigueur et de réalisme, loin des images d'Épinal.


Où est le problème, alors ? Malheureusement, contrairement à Junker tantôt, Le Tambour de la Moskova manque de rythme : les (més)aventures du héros éponyme sont assez décousues, il s'agit essentiellement d'Alice au Pays des Merveilles dans la Russie de 1812, en ceci que notre protagoniste rencontre un personnage après l'autre au gré des événements, et que ce sont ces rencontres qui font avancer le récit, mais sans qu'aucun des dits-personnages ne soit exploré assez en profondeur pour vraiment investir le lecteur et justifier la fin. Sans vouloir trop en révéler, Le Tambour de la Moskova est d'ailleurs rattaché de manière maladroite et inutile au roman Guerre et Paix de Tolstoï, ce qui fera hausser les épaules aux lecteurs de ce dernier, tout en laissant froids ceux qui ne l'ont jamais lu.


Il est également difficile de ne pas songer au roman de Gunter Grass adapté au cinéma par Volker Schlondorff, qui traitait également d'un jeune joueur de tambour dont l'angélisme semblait paradoxalement causer la perte de tous ceux qu'il croisait. Mais là où l'œuvre de Grass et Schlondorff fonctionnait comme conte morbide tout en faisant office d'évocation picaresque d'une certaine partie du Monde à une époque donnée, celle de Simon Spruyt n'a pas grand-chose de mieux à offrir que l'originalité de son angle d'attaque d'une période mythifiée, certes servie par des dialogues parfois truculents ("Il se peut que les Cosaques aient une culture passionnante [...], mais malheureusement, il ne nous a jamais été donné de découvrir cette facette de leur identité"), mais qui ne font qu'effleurer la surface de sujets tels que le bien-fondé des guerres napoléoniennes ou la perception de la Russie par les Occidentaux.


Traiter sous une forme originale d'un fond passionnant, Junker y était parvenu ; mais contrairement à son aîné prussien, il manque au Tambour de la Moskova une véritable partition qui lui permette d'avancer de manière cohérente et entraînante vers une conclusion mémorable ; au lieu de quoi, comme un joueur de tambour incertain, il ne fait que frapper à un rythme saccadé, parfois avec succès, parfois moins, mais sans donner l'impression de savoir où il va. Reste un album attrayant, bien servi par un humour noir et une aquarelle somptueuse qui, tant qu'ils seront au rendez-vous, continueront de me donner envie de lire ce que Simon Spruyt nous réserve à l'avenir !

Szalinowski
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le 27 avr. 2021

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