Eh bien voilà, ce n'était pas si compliqué ! Il aura suffi aux auteurs de La Croix de Cazenac de revenir à l'esprit des deux premiers tomes pour pouvoir enfin aboutir à un album de qualité. Ce n'est pas pour dire que la réussite est totale, loin s'en faut, mais Les Espions du Caire n'en constitue pas moins un retour aux sources et, à ce titre, de loin le meilleur opus de la série depuis L'Ange Endormi.


L'action se déroule un an après l'album précédent, en 1917 : les élucubrations pseudo-ésotériques de la série étant apparemment mortes avec le grand méchant du deuxième cycle, le troisième nous réintroduit une fratrie Cazenac plus apaisée et en partance pour une mission bien différentes des enjeux des précédents tomes. Il s'agit pour eux de se rendre en Égypte, alors protectorat de Sa Gracieuse Majesté George V, pour s'assurer que les autorités britanniques sur place respecteront les causes de l'accord dit "Sykes-Picot", qui prévoit un partage équitable des terres levantines confisquées à l'Empire ottoman en déliquescence entre France et Royaume-Uni.


Cela faisait longtemps que le scénariste Pierre Boisserie n'avait pas aussi bien replacé ses personnages dans un contexte géopolitique bien précis au cœur de la Première Guerre mondiale, ce qui est d'autant plus rafraîchissant que l'évolution du versant moyen-oriental de ce conflit se limite souvent à Lawrence d'Arabie, et que personnellement je n'avais jamais auparavant entendu parler des accords Sykes-Picot (du nom des deux diplomates signataires) alors que de par leur cynisme et leur morgue, ils continuent de faire sentir leur influence sur cette partie du monde, un siècle plus tard.


Autre point positif établi très tôt dans ce tome 7, et que j'ai déjà brièvement évoqué : Étienne et Henri sont ensemble sur tout l'album, depuis leur départ de Marseille jusqu'à leurs aventures cairotes, et leur complicité des trois premiers albums est de nouveau au goût du jour, bien qu'à un degré moindre - mais au moins ces vestiges d'acrimonie bénéficient-ils cette fois, alléluia, d'une explication cohérente, eu égard à leur éducation respective. Cette mise au point aurait dû arriver bien plus tôt, mais mieux vaut tard que jamais, je suppose. Le travail d'espionnage des deux frangins dans les rues de la capitale égyptienne est dans l'ensemble bien plus crédible, et donc agréable à lire, que tout ce qui a pu leur arriver depuis longtemps.


Malheureusement, l'inconstance des personnages, fléau de l'écriture de Boisserie, n'a pas totalement disparu pour autant : avant de finir au lit comme de bien entendu (ce qui donne l'occasion au dessinateur Éric Stalner de détourner le sulfureux tableau Rolla de Henri Gervex, bizarrement), les retrouvailles d'Étienne avec sa belle-soeur et maîtresse Louise donnent lieu à une dispute absurde, émaillée de dialogues dignes de George Lucas ("Arrête, tu vas te brûler les yeux..." "Alors je veux bien finir aveugle."), qui plombe les bonnes bases de l'album. Louise est probablement l'un des plus beaux personnages féminins de BD que je connaisse, c'est entendu, mais son ménage à trois avec les frères Cazenac est horripilant et ne fait rien avancer. J'ai du mal à comprendre pourquoi les auteurs se sont également obstinés dans cette direction.


Pourtant, lorsqu'elle ne sème pas la zizanie parmi sa famille d'adoption, la belle rouquine contribue pleinement à la mission qui est la sienne, et de manière assez amusante : leur ami le capitaine Fabien M. et elle se font passer pour un couple de touristes suisses du nom de Tissot (heureusement qu'ils ne sont pas censés être finnois, je suppose qu'ils s'appelleraient alors monsieur et madame Nokia), dont la passion commune pour les antiquités égyptiennes doit dérider le francophobe colonel Townshend. C'est une idée sympathique et l'alchimie entre Louise et Fabien est à l'avenant de celle entre Henri et Étienne - comme quoi, elle ferait bien de rester avec le blondinet moustachu plutôt que de faire tourner la tête aux deux frères, tout le monde en sortirait gagnant !


Du reste, le dessin d'Éric Stalner continue sur sa lancée de l'album précédent, mais en un peu meilleur : la finesse des cinq premiers tomes s'est quelque peu atténuée, mais son trait n'en reste pas moins fort agréable et sensuel, surtout lorsqu'il s'agit de donner vie au Caire, à ses ruelles poussiéreuses et aux bords du Nil. La violence est toujours présente, parfois gratuite, parfois moins, mais les excès de tantôt sont généralement évités. Il n'y a plus vraiment de morceaux de bravoure dignes de la forêt mazurienne de L'Ange Endormi et du transsibérien de Le Sang de mon Père, mais même un Stalner moindre reste meilleur que la vaste majorité des productions actuelles.


Bien écrit et mis en page malgré scènes rocambolesques et dialogues affligeants, Les Espions du Caire est donc un indéniable retour en forme pour La Croix de Cazenac, tout simplement en revenant à la formule qui avait fait le succès de ses débuts. Les démons de la série, comme ceux du jeune Étienne Cazenac, ont-ils bel et bien disparu ? Le retour d'un certain personnage laisse malheureusement penser le contraire, aussi est-ce avec un mélange d'espoir et d'appréhension que je m'apprête à attaquer La Mort du Tigre... "On se s'ennuie jamais avec vous, les Cazenac", dit une prostituée marseillaise aux deux frères titulaires au début de Les Espions du Caire. Reconnaissons-leur cela, c'est assez vrai !

Szalinowski
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le 16 mars 2021

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