Ça ne rate jamais : il suffit que j'ouvre à la première page de Corto Maltese : Les Éthiopiques pour que le thème musical composé par Maurice Jarre pour Lawrence d'Arabie vienne résonner à mes oreilles, sensuel et enchanteur. Et voilà que comme pour mieux m'excuser, il suffit de moins d'une demi-douzaine de cases à Hugo Pratt pour citer mot-pour-mot le chef d'œuvre de David Lean : "J'aime le Désert. "Pourquoi ?" "Parce qu'il est propre." On dit les Vénitiens intrigants, mais seraient-ils également adeptes du plagiat ?


C'est donc à dessein qu'après la dithyrambe de mes critiques des quatre albums de Corto Maltese précédents, j'ouvre celle du cinquième, Les Éthiopiques, avec un chouïa plus de réserve. Car cet hommage un peu trop appuyé d'un créateur de génie à un autre n'est pas un faux-départ : il imprègne une bonne partie de l'album. Quand ce ne sont pas Lawrence et Lean dans Au Nom d'Allah le Miséricordieux, il s'agit de James Fenimore Cooper et son Dernier des Mohicans dans Le Coup de grâce et bien entendu de Shakespeare lui-même dans Et d'autres Roméos et d'autres Juliette. La quatrième histoire, Les Hommes-Léopards de Rufiji, flirte quant à elle avec The African Queen, film de John Huston, et le roman Bosambo of the River d'Edgar Wallace (Pratt le reconnaître implicitement dans Les Helvétiques).


Pire, le natif de Rimini se répète lui-même, reprenant les grandes lignes de Concert en O mineur pour Le Coup de grâce ! Il en ressort donc une petite impression de déjà-vu, parfaitement résumée par le grand écrivain italien Umberto Eco dans sa préface : "Voilà, mes résistances au Pratt "africain" ont une explication. Simplement, il me promène dans un jardin dans lequel je me suis déjà promené avec nonchalance, alors que c'est dans d'autres jardins que j'adore me promener en le revisitant."


Ce constat est d'autant plus frustrant qu'en théorie, plus encore que les îles du sud, l'Amazonie, les Caraïbes et les pays celtes visités tantôt, l'Afrique orientale des Éthiopiques semblait se prêter à quelque chose de particulièrement inédit et personnel puisque Pratt, fils d'un policier colonial du régime mussolinien, y passa une partie de son enfance, des années formatrices dont il se souvenait avec tendresse et douleur. Avait-il justement peur de trop se révéler, ou au contraire estimait-il l'avoir déjà fait suffisamment, avec Wheeling notamment ? Difficile à dire.


Quoiqu'il en soit, je ne veux pas être mauvais coucheur : Les Éthiopiques est loin d'être un échec, c'est même un album qui a beaucoup à offrir. Il s'agit des dernières aventures de Corto avec pour toile de fond la Grande Guerre, mais aussi des dernières divisées en saynètes. Et comme les derniers seront aussi les premiers, c'est aussi l'occasion pour Pratt d'introduire un thème appelé à devenir récurrent dans son œuvre : la notion du Mal.


Ennemi de tout manichéisme, Pratt avait dressé un portrait relativement clair et cohérent de sa propre conception du Bien (quoique non défini en tant que tel), synonyme de liberté : une bonne dose d'égoïsme et de nonchalance , contrebalancée par un altruisme en apparence réticent mais néanmoins inné - concrètement, des méthodes peu scrupuleuses mises au service de plus faibles que soi. Mais jamais avant Les Éthiopiques l'auteur vénitien ne s'était-il véritablement étendu sur l'opposée de cette conception, jusqu'alors effleurée au travers de personnages secondaires comme Lew Wetzel ou Raspoutine.


Chez Pratt, le Mal en tant que force objectivement destructrice se concrétise soit par la folie meurtrière, soit par l'appât du gain comme fin en soi : dans le cadre des Éthiopiques, le personnage de Cush rentre clairement dans la première catégorie, Juda Bradt, Lord Haw-Haw et le sergent saxon dans la deuxième. Tous ne sont pourtant pas logés à la même enseigne. Véritable co-star de l'album, Cush n'a pour seule véritable qualité que son humour noir (même sa dévotion à l'Islam, qu'il semble prendre au pied de la lettre, reste très relative, comme le prouvera sa conversion au marxisme dans le tome 2 des Scorpions du Désert) mais cela ne l'empêche pas de devenir l'un des meilleurs amis de Corto. D'abord objet de son mépris, à juste titre, le capitaine Bradt finit par susciter l'empathie du Maltais, et Lord Haw-Haw sa sympathie - alors même que ce dernier vient d'essayer de le tuer ! Seul le sergent saxon, déserteur de la Schutztruppe für Deutsch-Ostafrika, se voit condamner à mort non pour avoir volé un trésor destiné aux troupes coloniales allemandes, mais pour avoir assassiné son supérieur et ses frères d'armes.


Les moyens justifient la fin. Le Bien et le Mal sont pour Corto des notions toutes relatives - idée que vient renforcer le personnage de Shamaël, "le Poison de Dieu", qui dans le fond si ce n'est dans la forme n'est ni plus néfaste ni plus antipathique que Bouche Dorée de Sous le Signe du Capricorne, Morgane et Obéron des Celtiques, ou plus tard le Diable en personne dans Les Helvétiques. Raspoutine, Cush puis le baron Ungern et Enver Pacha ne sont pas condamnés car Corto les sait tout aussi si ce n'est plus fidèles à leur nature propre que lui, tandis que le sergent, avant lui l'avocat Milner et Mendoza et après lui Chevket et l'inspecteur Estevez paient pour leur opportunisme, grave manquement au code des gentilshommes de fortune.


La référence à Shakespeare ne serait pas complète si par la même occasion, l'apparition de ce personnage de démon ne coïncidait pas avec une sérieuse remise en question des convictions du héros, déjà sérieusement mises à mal par les événements de Concert en O mineur. En achevant Juda Bradt, Corto règle ses comptes avec Pat Finnucan, qu'il idéalisait et croyait connaître, préférant dorénavant l'amitié des Cush et autres Raspoutine, moins recommandables mais aussi moins décevants. Puis alors que son chemin vers une sorte de béatitude avait été quasiment parfait et linéaire entre la fin de La Ballade de la Mer Salée et 'Au nom d'Allah le Miséricordieux, Corto laisse deux fois de suite son ami Cush à son sort...


"J'ai abandonné Cush dans la lutte ? Eh oui, c'est vrai. Je l'ai abandonné... mais pourquoi n'aurais-je pas dû le faire ? Par amitié ? Par loyauté ? Mais qu'est-ce que je dis ? Je ne dois me justifier auprès de personne, moi... vous m'entendez ? Je me suis échappé ! J'ai eu peur de mourir et je me suis échappé... et je m'échapperai toutes les fois que je voudrai... allez tous en enfer !" crie-t-il à l'adresse de Shamaël ou de quiconque voudra bien l'entendre, avant d'ajouter plus bas, comme pour lui-même : "Je ne suis pas un héros, moi..."


Mais c'est paradoxalement en refusant de l'être ("Je ne veux pas être un héros, moi ; être un coupe-cou me suffit" déclarait-il dès Rendez-vous à Bahia) que le beau marin s'obstine de plus en plus dans cette voie, qu'il ne quittera plus que le temps de s'aventurer dans le monde des songes dans Fables de Venise et Les Helvétiques. Qu'il se l'admette ou non, lui-même est fidèle à sa nature, de même que Cush et Raspoutine, qui feront le sale boulot pour lui.


Et voilà, j'avais commencé à écrire cette critique en craignant qu'elle ne soit qu'une énumération agacée des références externes de Pratt, avant de me rendre compte que finalement, Les Éthiopiques sont bien plus que cela. Scénaristiquement et graphiquement, une page se tourne, tout en amorçant la maturité de Corto Maltese en Sibérie. Peut-être m'étais-je donc trompé, et que Les Éthiopiques, à défaut d'évoquer directement l'enfance d'Hugo Pratt l'homme, est bel et bien l'épilogue de l'enfance d'Hugo Pratt l'artiste ?

Szalinowski
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le 6 juin 2021

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