Il est des hommes qui, tout modestes qu'ils furent, marquèrent d'une empreinte indélébile le siècle dans lequel un destin malicieux s'amusa à les faire naître. Il est fréquent que les plus grands génies d'un siècle, quel qu'il soit, se révèlent souvent les hommes qui s'en trouvent en réalité le plus à l'opposé des tendances principales.
Indéniablement, Goscinny est de ceux-là : comment qualifier autrement un homme qui, dans un siècle qui perfectionna les meurtres de masse, de l'embryon au vieillard en passant par tous les âges de la vie, s'ingénia à redonner ses lettres de noblesse au rire ? Mais pas ce rire moqueur et graveleux dont nos semblables sont aujourd'hui coutumiers, bien plutôt ce rire joyeux, innocent et universel, qui fait fondre le cœur et berce tous les esprits de 7 à 77 ans...


Tintin et le picaro


De 7 à 77 ans, c'est bien la tranche d'âge à laquelle s'adresse le quotidien Tintin, dont le rédacteur en chef, André Fernez - qui en avait, du nez - s'adressa à René Goscinny, qui bénéficiait d'une réputation de plus en plus flatteuse faisant l'objet de toutes les conversations des rédactions de France et de Belgique, et qui ne vivait pas sa période la plus faste, financièrement parlant... Goscinny y fera des merveilles, en compagnie des dessinateurs les plus prestigieux, connus (Franquin, Uderzo, Tibet, Macherot, etc...) ou moins connus (Attanasio, El-Azara, Rol, Berck, et bien d'autres).
C'est chez Raymond Leblanc, éditeur du journal Tintin que la rencontre eut lieu. Un jeune René Goscinny n'ayant pas encore conçu ses meilleures oeuvres et un certain Arthur Berckmans, jeune dessinateur qui n'a encore rien fait d'autres que quelques strips publicitaires ici et là, et l'illustration de vies de missionnaires pour un magazine jésuite quelques années auparavant... Goscinny, pas exigeant pour deux sous, n'en a cure, et voue une totale confiance à celui qui se fera connaître plus tard sous le pseudonyme Berck. Le courant passe vite entre les deux hommes, et c'est dans un café tout proche du bureau de Raymond Leblanc que naît un nouveau personnage de bande dessinée.


Taxi à tout prix


Tout d'abord, il faut choisir un univers : Berck a déjà un vague projet autour d'un chauffeur de taxi. Goscinny est tout de suite emballé par cet univers qu'il pourra développer en variant les thématiques et les décors comme il le souhaite. C'est lui qui trouve le nom, tiré du sobriquet employé par les parisiens pour désigner les chauffeurs de taxis.
Ensuite, créer des personnages : Strapontin, c'est bon. Il faut l'entourer de personnages, qui deviendront récurrents si la série a du succès. Quoi de mieux, pour incarner la douce folie que Goscinny aime à mettre dans son oeuvre, qu'un savant distrait, son fils et son chien ? Tout y est : un humour décapant lié à la distraction du savant (qui, ayant acheté un chien et baptisé un fils le même jour, a interverti les deux noms sur le registre du maire), un jeune garçon dégourdi auquel le public enfantin pourra s'identifier, un chien intelligent qui saura mettre en valeur les personnages humains, par l'hilarant recul sur la race humaine qu'il adopte en coin de case par ses réflexions et ses actions.
Il faut enfin penser aux scénarios. C'est là que Goscinny montre son génie : puisque le personnage principal est un chauffeur de taxi, il faut le faire voyager. Mais le faire voyager en France, c'est un peu court, et Goscinny n'est pas encore prêt pour la géniale dépiction de son pays qui égrènera les pages d'Astérix. Faisons-le donc voyager à l'étranger : l'auteur n'est jamais meilleur que lorsqu'il s'amuse - et nous avec - à épingler tous les clichés possibles et imaginables sur les nationalités, sans aucune méchanceté, avec la bienveillance qui le caractérisera toujours. Cela donne des gags irrésistibles, du maharadja de Patatah, souverain d'un pays peu développé mais ne sachant plus que faire de son or, aux fiers gauchos d'Amérique du Sud, en passant par des esquimaux qui ont peur du froid, des tribus africaines de sauvages qui maîtrisent parfaitement l'art de la négociation et du commerce...


Evolution d'un génie


Le génie de Goscinny donne lieu à quelques albums où son immense talent commence à apparaître, certes assez timidement encore, puis s'affirme au fil des pages. C'est justement là tout l'intérêt de Strapontin : de Strapontin chauffeur de maître à Révolte au bois dormant, on voit littéralement naître et grandir sous nos yeux le génie de leur auteur. Petit-à-petit, les gags gagnent en efficacité, les scénarios deviennent de plus en plus recherchés et intéressants, et le trait de Berck s'affirme.
Si les premiers tomes peuvent être considérés comme plutôt anecdotiques, les derniers illustrent à merveille combien l'art narratif de Goscinny atteint sa période de maturité. Ainsi, Strapontin chez les gauchos dévoile un jeu de faux-semblants inhabituel dans cette saga, s'amusant à nous faire suivre une fausse piste, due à un personnage un peu plus travaillé que les autres, qui s'avérera une brute, mais une brute au fond gentil. Les apparences...


Goscinny, l'agneau au milieu des loups


De même, le dernier tome écrit par Goscinny, certainement le meilleur de la saga, nous donne à voir un spectacle parmi ceux que l'auteur maîtrise le mieux : la résistance d'une bande de gentils marginaux un peu timbrés à la puissance capitaliste. Pour illustrer ces camps, Goscinny ne fait pas dans la dentelle : les résistants au progrès seront une population médiévale égarée au XXe siècle, tandis que leur ennemi est un grand industriel qui veut raser leur château pour y établir une usine.
Dès lors, Goscinny s'amuse à nous montrer cette guerre médiévale entre des fous raisonnables et des capitalistes fous avec un art consommé. Chaque gag a une portée toute particulière, comme si l'auteur sentait qu'il était en train d'écrire sa dernière histoire de la saga, et le récit porte en lui un regard discret mais bien présent sur notre société : sa marche aveugle vers un progrès technologique supposé, sa médiatisation à outrance, l'hypocrisie de sa population, soumise à la manipulation de l'opinion, son rejet de tout ce qui est fondamentalement différent...
Certes non, Révolte au bois dormant n'est pas une satire sociale et politique, elle est un pur divertissement. Mais un divertissement où Goscinny, qui est alors en pleine rédaction de son chef-d'oeuvre qu'est la Potachologie, nous révèle toutes ses capacités de naturaliste social, épinglant - toujours avec sa légendaire bienveillance - les petits travers de notre société contemporaine. Mais que le lecteur se rassure, tout cela finira bien sûr par un happy end aussi artificiel qu'hilarant...


Et finalement, peut-être que René Goscinny nous offre à travers ce dernier tome un testament inconscient : ne fait-il pas lui-même partie de ces parias qui n'arrivent pas à s'intégrer à la société ? Bien sûr, l'auteur est alors au faite de sa gloire. S'il abandonnera Strapontin, qui fonctionnait toutefois très bien auprès de son public, c'est justement parce que ses grands succès Astérix, Iznogoud, Lucky Luke l'occuperont à plein temps. Mais pourtant, il y a quelque chose chez cet homme qui fait que, jamais, il ne pourra se sentir membre à part entière de la société dans laquelle il vit. Ce malaise, il ne l'exprimera jamais publiquement autrement qu'au travers de son humour décapant. Et pourtant, ce constat est bien cruel : l'ami René est un homme fondamentalement bon et gentil, égaré dans un monde de plus en plus mauvais et méchant. Et dans ce monde sans foi ni loi qui s'affirme, il n'y a plus de place pour les bons.
Ne serait-ce pas là la véritable raison de cette révérence prématurée que le plus grand auteur de bande dessinée tirera 12 ans plus tard, à seulement 51 ans ?

Tonto
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le 23 sept. 2019

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