En 1938, les Etats-Unis ont découvert Superman. Dans notre monde, du moins, ce fut en comics. C'est avec cette date essentielle que commence le récit incroyable de Mark Millar : Et si le vaiseau du petit Kal-L était tombé, non dans le Kansas mais en Ukraine ? Loin de faire une bête uchronie, Mark Millar a l'objectif de faire un ode à Superman au négatif. Cette volonté de l'auteur de Wanted fut bien mal compris et on ne s'étonnera pas de voir beaucoup de personnes reprocher à Red Son des incohérences uchroniques. Mais Millar ne fait pas une uchronie, il fait un double jeu : d'une part montrer l'essence de Superman et d'autre part, imaginer un monde totalement différent.
Le pari est risqué et Millar parvient quand même à le relever avec succès et bravoure !


Il faut bien comprendre à quel point la manœuvre est subtil. En présentant un Superman dictateur, Millar entend montrer le négatif de la véritable valeur de Superman. Ce Superman qui impose ses idées, pourtant nobles, représente l'inverse de Superman, aux mêmes idéaux nobles, qui refusent de les imposer. La différence se trouve être dans une minuscule faille qui les différencient totalement. Millar montre la grandeur de Superman tout le long du récit, son pacifisme, sa douceur, sa bonté, sa puissance aussi. Mais il montre aussi à quel point le vrai Superman possède un amour plus grand : la charité, agapè en grec, un amour assez fort pour laisser les autres faire leurs erreurs.


Cette volonté de montrer l'identité propre de chaque personnage, via des différence, se retrouve également dans Lex Luthor, l'autre personnage central. Rarement un auteur a peint un aussi beau portrait de Luthor que Millar. Superman étant dangereux, car liberticide, Luthor apparaît comme un héro. Car sa vision de Superman se retrouve être cohérente avec la réalité de son monde et il est soutenu par les américains. Or, il faut bien comprendre que la vision qu'a ici Luthor, il la partage avec sa version normale. Les deux voient Superman comme un même défi et une même menace. Mais seule la version Red Son a raison. Et c'est là toute la différence.
Coincé dans une réalité où Superman n'est pas une menace pour la réalité, Luthor devient petit à petit un fou criminel, là où dans Red Son cela lui permet de devenir un héro. Le potentiel bénéfique de Luthor apparaît au grand jour dans un récit où Superman sert à canaliser les bienfaits qu'il peut accomplir. Superman relève à demi-mot cela d'ailleurs.
Car il y a là une des grandes richesses de l'oeuvre, Red Son se laisse aussi bien lire rapidement et facilement, avec une belle mise en scène et une action concrète et réelle, que dévorer comme une œuvre profonde où les protagonistes offrent eux-même, par sous-entendu toute la subtilité de l'oeuvre. Que ce soit dans son message politique ou dans sa volonté de faire réfléchir à l'essence de chaque personnage.


Car on retrouvera toute la galerie des personnages liés à Superman, chacun plus ou moins déformé. La majorité ne sont pensés que dans des connexions. Jimmy Olsen ainsi passe du « Superman's best friend » à « Lex Luthor's best friend ». Cela n'est pas incohérent ni illogique. Le but est bien sûr de se centrer sur l'identité d'acolyte d'Olsen. C'est cela qui, pour Millar, fait l'essence du personnage. En tout cas dans son rapport à Superman. Car il faut bien comprendre que l'oeuvre est pensée autour de Superman.
Ainsi, j'ai lu beaucoup de gens sur le net critiquaient le Batman de Red Son, qui serait une incohérence au vu du titre. Batman étant mis en place de manière presque artificielle, niant tout le côté Bruce Wayne et se concentrant simplement sur sa création pour l'opposer à Superman. Ces gens se sont laissés avoir dans le piège de Millar : il ne s'agit pas d'une uchronie, mais d'une réflexion sur Superman. Tous les personnages sont pensés uniquement dans leur rapport originaux à Superman.
De même que Jimmy Olsen est pour Superman « son meilleur ami » et que ce rôle passe à Pietr (Peter Ross de cette version) et qu'en échange il devient l'allié de Luthor, Batman lui est pensé dans la zone tendue qui existe entre lui et Superman. Millar, comme beaucoup d'autres, montre que malgré ses méthodes limites et sa noirceur, Batman reste une limite morale de Superman. Dans un monde où cette limite a depuis longtemps sautée, Batman passe à l'action et se révèle supérieur à Superman. Il met en lumière la noirceur du personnage, désormais prêt à tout pour « le plus grand bien », notamment demander un quasi-suicide à Wonderwoman, chose impensable pour le vrai Superman.
Bien sûr, Batman sert aussi d'argument marketing, il faudrait être naïf pour le nier. Mais son rôle sert aussi à montrer le dépassement du cadre moral de Superman. Il incarne avant tout cela. Il montre les limites qui sont dépassés mais aussi la préférence personnelle de Millar pour Batman. Batman qui incarne, quelque part, l'avenir : la victoire de l'intelligence.


Pour autant, je suis le premier à trouver limité certains rôles. Pietr, par exemple, aurait gagné à être plus soigné, plus travaillé, sur la période entre les deux premiers chapitres. On le voit comme ennemi, puis allié et enfin traître de Superman.
De même, Loïs Lane me paraît difficile à sonder. Si j'adore la mise en avant de sa prestance, de son sens du devoir, j'ai un doute sur la concrétisation de son utilité. Ce qui me marque le plus est de voir combien ce récit montre, en réalité, son amour pour Clark Kent. Car quand bien même elle tombe amoureuse de Superman, elle ne se jette pas dans ses bras. Elle s'y refuse, car elle est mariée ? Je crois davantage que c'est l'absence d'un vrai être derrière Superman, d'un humain derrière l'idéal qui freine cela. Mais Loïs Lane est un personnage complexe qui ne révèle que doucement ses profondeurs.
Lana, elle, sert simplement de motivation pour Superman, lui rappelant d'où il vient. Je trouve le personnage peu exploité et sans réel changement. Au contraire, je trouve que sa présence montre combien manque un traitement des parents adoptifs de Superman. Certes, si on suit le récit originel, ils doivent être mort avant qu'il ne se révèle au monde, mais quand même.


Reste le cas Wonderwoman. Je dois avouer que la première fois que j'ai lu Red Son, j'étais assez énervé de voir le personnage traité sur la base du sentiment amoureux. C'est une femme donc elle se bat par amour puis se venge par amour/haine ensuite. Mais est-ce totalement vraie ? Elle incarne, justement, cette limite entre le vrai et le faux amour. Percevant en Superman l'ensemble des sacrifices qu'il est capable de faire, elle ne peut plus l'aimer. Cela dit, je continue à penser que la mise en scène est maladroite.


Red Son offre également un bel hommage aux ennemis de Superman, toute sa galerie de vilain est présente, plus ou moins. Avec une mise en avant de Bizarro pour un récit court, mais d'une rare finesse. Bizarro, ici, serait si intelligent qu'il comprendrait que cette vie qu'il a n'en vaut pas la peine. Il saisit à quel point l'humanité est laide et conclut ainsi qu'il l'a déteste et préfère se suicider. Cette intelligence est soulignée avec soin. S'il est bien plus laid que Superman, il n'en demeure pas moins bien plus intelligent, mais d'une manière primitive.


Le récit est absolument génial, dans son déroulement implacable, dans sa suite qui dévoile une lutte idéologique et politique. Nous avons donc une réflexion politique, des réflexions morales, des pensées sur l'essence des personnages, mais aussi des scènes d'actions, de romance, un dynamique scénaristique réel et absolument jouissif.
Red Son parvient à unir l'intelligence avec une vision grand public qui facilite la lecture et la rend véritablement très agréable.


On ajoutera que le dessin y est pour beaucoup. Dave Johnson et Kilian Plunkett font tout pour donner un côté un peu ancien au dessin, particulièrement dans le premier chapitre qui se caractérise par un bel hommage, ainsi, aux années 60. On appréciera l'encrage d'Andrew Robinson et Walden Wong, qui va exactement dans le même sens.
Red Son est, graphiquement aussi, une belle réussite.


Malgré de rares faiblesses scénaristiques, notamment la non-réutilisation par Luthor d'un nouveau Bizarro, ou des lumières d'un soleil rouge, justifiée pour faire avancer le récit, Red Son parvient à être une œuvre fondatrice, qui offre un récit puissant, d'une force égale à celle de la réflexion qu'il invite à avoir. Réflexion, certes, sur le monde politique (mais d'une puissance moyenne) et réflexion sur les liens entre les personnages (qui là, dévoile un niveau rarement atteint dans les comics).
Le seul défaut de Millar fut peut être sa volonté de bousculer les codes, d'amener une réflexion sur plusieurs tableaux, entraînant ainsi le risque de perdre ses lecteurs.
Red Son reste majeur et, surtout, sublime.

mavhoc
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le 19 août 2016

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