À la pléthore de personnages historiques introduits au cours de l'album précédent – Rodrigo Borgia, Giuliano Della Rovere, Lorenzo de Medici, Girolamo Savonarola, Christoforo Colombo, Leonardo da Vinci… - ne vient s'y ajouter qu'un seul dans ce tome trois, ou tre, mais il est de taille : Niccolò di Bernardo dei Machiavelli, plus connu du monde francophone sous le nom de Machiavel, rentré dans le langage courant. Son apparition n'était qu'une question de temps car en lui consacrant plus ou moins officieusement son ouvrage le plus célèbre, Le Prince, le philosophe toscan a contribué plus que tout autre à la renommée de Cesare Borgia. Bien que très probablement fictive dans le contexte de ses études à Pise, la rencontre entre le Valentinois et son biographe semblait donc inévitable, pour notre plus grand plaisir.


Avant d'en parler, je me permets néanmoins un petit aparté. Vous aurez remarqué que j'ai conservé tous les patronymes plus haut-cités dans leur version italienne d'origine. Ce n'est pas ce qu'a fait Sébastien Ludmann, traducteur de l'édition française. Je tiens à préciser que je ne parle pas un traître mot de japonais, mais que pour autant que je puisse en juger il s'agit dans son ensemble d'une excellente traduction, les dialogues restant aussi fluides que naturels dans la langue de Molière. L'attitude de Mr Ludmann quant aux noms de personnages célèbres de la Renaissance italienne me laisse en revanche perplexe : pourquoi franciser les uns (Christophe Colomb, Léonard de Vinci, Michel-Ange Buonarotti…) tout en laissant d'autres dans leur version italienne (Cesare Borgia, Lorenzo de Medici, Picco della Mirandola…), sans parler des "hybrides" Niccolò Machiavel et Girolamo Savonarole ? Il faut rester cohérent dans un choix ou dans l'autre ; personnellement je pense que mieux vaut tout garder en italien par souci de réalisme, d'autant que n'importe quel lecteur francophone peut immédiatement faire le rapprochement entre Leonardo et Léonard ou Colombo et Colomb, Dan Brown aidant…


Bref, ce n'était qu'une simple observation. Le fameux "machiavélisme" qu'il a grandement contribué à immortaliser, Cesare en fait preuve à plusieurs reprises au cours de ce troisième livre, notamment lorsqu'il s'agit de charmer Giovanni de Medici, dont l'élection au collège des cardinaux est imminente et promet d'apporter une voix de plus en faveur de Rodrigo Borgia lors du prochain conclave. Le plan est simple mais brillant : sponsoriser la construction d'une manufacture pour améliorer l'économie pisane, faire endosser le mérite de cette initiative aux Medici, rendant ainsi ces derniers plus populaires dans une ville qui est loin de leur être acquise, à l'issue de quoi le clan Borgia se sera attiré les faveurs et la gratitude de leur allié florentin.


Ce à quoi Cesare ne s'attendait pas cependant, c'est que le jeune Medici ne serait pas le plus difficile à manipuler : présenté comme hyper-sensible et plus naïf et bienveillant que dans les deux premiers tomes (ce que Fuyumi Soryo traduit en le dessinant moins hautain et plus rondouillard), Giovanni est une cible facile… beaucoup plus facile qu'Angelo da Canossa, que Cesare souhaite voir prendre la tête de ce projet de manufacture, en raison de ses origines ouvrières qui le rendent beaucoup plus qualifié que les nobliaux de la cour de Giovanni. Mais sous ses airs ingénus, le jeune florentin a de la suite dans les idées et voit clair dans le jeu de Cesare. "Moi qui te croyais balourd, je te découvre finaud" s'étonne même l'Espagnol. Il parvient néanmoins à faire d'Angelo sa source de renseignement au sein de la Fiorentina, encore qu'uniquement parce que l'étonnant garçon, toujours subjugué, s'est porté volontaire pour cela. "La liberté se niche dans le cœur des hommes" répète Angelo, extatique, face à un Cesare interdit.


Le Borgia a beau être calculateur et réfléchi, en certaines occasions son sang hispanique prend le dessus. C'est le cas lors d'une échauffourée avec Henri, le chef du cercle des Français. Ce qui commençait comme une sombre dispute au sujet de l'attribution d'une salle dégénère lorsque la brute hexagonale se met à cracher son antisémitisme de bas-étage au visage de Miguel. Cesare intervient et le duel se transforme littéralement en corrida dans la cour de l'université ! Utilisant la pelisse rouge de Giovanni de Medici comme le ferait un matador, Cesare prend évidemment le dessus sur son adversaire, qui se brise le nez et un bras en percutant une statue de la vierge, laquelle finit en mille morceaux. Cette séquence est assez absurde, surtout lorsque l'Espagnol se met à défendre les mérites de l'occupation de son pays par les Arabes face à l'héritier de Charles Martel. Cela part d'une bonne intention des auteurs, et il est tout à fait juste de souligner l'apport immense de l'Islam à la culture occidentale, mais je doute que même un Borgia aurait pu le faire en toute impunité au milieu d'une université catholique…


Toujours est-il que sa victoire éclatante sur "l'unanimement détesté" Henri montre bien le panache et le charisme du bel Ibère, lorsqu'il se décide à occuper le devant de la scène. Machiavelli n'en perd bien sûr pas une miette. Loin de s'offusquer de cette soudaine violence, le Toscan s'en félicite. "Les animaux dont le prince doit savoir revêtir les formes sont le renard et le lion. Du premier il apprendra l'adresse, de l’autre la force." écrira-t-il plus tard dans le chapitre XVIII du Prince. La rencontre entre les deux géants du Rinascimento (mis sur un pied d'égalité par Fuyumi Soryo : agenouillés l'un face à l'autre) est cependant brève et n'a pas la puissance de celle avec Da Vinci dans l'épisode précédent. Pour le Florentin, il s'agit d'en apprendre le plus possible sur l'hôte de Cesare, l'archevêque Rafaelle Riario, ennemi juré de son employeur Lorenzo de Medici. En échange, Machiavelli révèle le piètre état de santé d'"Il Magnifico"…


Admiratif du jeune aristocrate valençais à peine moins âgé que lui, Machiavelli n'assiste cependant pas à son grand moment de révélation intérieure : "J*amais je n'aurai la chance d'être sur le devant de la scène… dois-je me résoudre à abandonner tout espoir d'exister en ce monde?*" s'interroge-t-il au sortir d'une discussion avec Giovanni, à qui il prédit (à raison) qu'il occupera un jour la chaire de Saint-Pierre. Avant de répondre lui-même : "Non, hors de question" en s’avançant d'un pas décidé vers une lumière éclatante.


L'avenir ne sera cependant pas si radieux pour celui qui, comme le suggèrent la couverture et la scène de son intronisation comme protonotaire apostolique à 8 ans devant sa Sainteté Sixte IV, a voulu atteindre les sommets trop jeune, et trop vite, pour finalement tomber du haut d'une muraille et n'occuper que les cieux, à jamais. "Il semble ainsi que ce duc, lentement, glisse vers sa tombe" commentera Machiavelli, plus sobre que moi. Pour l'heure, il est vrai que le Borgia a déjà beaucoup d'ennemis pour un garçon de seize ans, y compris le cardinal Della Rovere, qui a envoyé des assassins à Pise pour lui régler son affaire. Cesare soupçonne un membre de la Fiorentina et met Angelo et Miguel sur le coup. Il laisse le premier dans le noir, arguant qu'il désire juste se renseigner sur Draghignazzo, lèche-bottes numéro de Giovanni, tandis qu'il demande froidement au second : "Ne tuez pas les assassins. Prenez-les vivants, qu'on puisse les torturer". Eh bé, dire que je m'émouvais de quelques malfrats égorgés ! "Lorsque les Espagnols commenceront à parler dans leur langue, tenez-vous sur vos gardes" avait d'ailleurs intimé Machiavelli à Angelo, prophétique.


L'album se termine sur un autre avertissement, celui de Miguel, qui connaît Cesare mieux que personne : "Il est tel un animal sauvage, opiniâtre et rusé. Ne lui fais pas trop confiance, car plus tu lui seras dévoué, et plus il te décevra." Tel fut en effet le destin de Cesare Borgia, une étoile qui se voulut soleil. Devenu plus machiavélien que Machiavel, il en oublia une des leçons premières du philosophe, d'Angelo et de Miguel : " le cœur des peuples est la meilleure des forteresses du prince".

Szalinowski
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le 18 sept. 2019

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