Abara
6.8
Abara

Manga de Tsutomu Nihei (2005)

Renaître pour mieux mourir

Tsutomu Nihei s’est davantage affirmé sur le plan du dessin afin de se compromettre en conséquence. Les coups de crayon qui, jadis, avec BLAME!, avaient enchanté le décor pour en faire émaner une atmosphère lourde et métallique, se sont ici reportés sur les personnages. Les visages nous apparaissent mieux détaillés, mais moins authentiques qu’ils l’étaient du temps où ils étaient effacés. Nihei est un mangaka qui, sur le plan du dessin, a ça de particulier qu’il est architecte. Et c’est justement cette patte d’architecte inconventionnel qui a séduit, là où l’apparence de ces personnages étaient autant de constructions glaçantes et marbrées qui leur donnait cette allure si distinctive. Mais avec Abara, alors qu’il se sera professionnalisé en tant que mangaka, Tsutomu Nihei aura progressivement annihilé ce qui faisait sa patte.


Qu’on ne s’y trompe pas, les créatures monstrueuses sont divinement rapportées et n’ont rien à envier à des maîtres du genre - quoi qu'un peu tout de même. Mais tout aussi travaillés puissent-ils être, ils deviennent alors plus communs que jamais. Il n’y a pas une planche et pas même une ligne de BLAME! où un lecteur pouvait dire sans mentir « Ça, je l’ai déjà vu ailleurs». BLAME! était hors de tout ce qui se faisait de concevable sur le plan créatif, une pépite inabordable que je n’étais pas digne de tenir entre les mains. Et précisément parce qu’Abara souffre d’une comparaison inévitable à l’œuvre phare de son démiurge, elle ne paraît que d’autant plus quelconque.


Pour ce qui est du style, Abara, à compter de son premier chapitre, m’aura rappelé un Zetman plus confus sur le plan de la narration. Cette confusion qui faisait le charme de BLAME! - j’y reviens encore – offrait à la narration d’alors quelque chose de mystique et nébuleux ; une empreinte de mystère qu’il fallait prendre la peine de comprendre. Ici, la confusion n’est que le fruit d’un chaos scénaristique copieusement animé au milieu d’un fatras d’agitations d’où on ne sait trop quoi distinguer. C’est beau Abara, mais à condition qu’on sache ce qu’on regarde très exactement. Et si ça n’est que difficilement accessible à la compréhension, ce n’est pas parce que le verbe y est rare comme du temps de BLAME!, mais parce que le paysage brossé ne nous est simplement pas décrit.


Ce qu’Abara compte de technologies et de biologie douteuse est succulent au regard, c’est entendu – et vraisemblablement inspiré du courant biomécanique de H.R Giger – mais ça n’est là qu’en façade. Un peu comme cela était le cas avec Ghost in the Shell ou Apple Seed, il est question ici d’une petite merveille artistique qui s’embarrasse d’un scénario bien indigeste. Le cœur de l’œuvre ne bat pas sous l’influx nerveux de son intrigue, mais seulement de ses dessins qui sont finalement l’unique raison d’être d’Abara. On aura beau dire et se mentir à soi-même, le scénario, faussement alambiqué au point d’en être rebutant, n’est là qu’en guise de garniture. Une de ces garnitures qui embellissent l’assiette à défaut d’être nourrissantes.


Moi qui aime la noirceur d’un trait ou d’un propos quand on sait le mettre en scène, qui me pourlèche de tout ce qui s’inspire de Giger, je devrais me vautrer dans Abara et m’y rouler comme un labrador extatique. Et pourtant, le manga m’est indifférent malgré ses qualités graphiques objectives mais insuffisantes.


Quand BLAME!, de par le fait, était spécial et atypique dans tout ce qui le constituait, Abara, en poursuivant sur un même registre (comme l’avait fait avant Biomega), cherche à être spécial à son tour. Or, BLAME! devait son tempérament hors-norme à un récit qui s’accomplissait naturellement quand Abara veut forcer ce qu’il a d’incongru de manière artificielle. Mais malgré les efforts fournis par la scénographie, aucune atmosphère ici ne se dégage de l’œuvre. Elle est appétissante à regarder, mais il ne s’en dégage aucun fumet qui lui soit propre.


Pour un peu, j’irais même jusqu’à dire qu’Abara est une œuvre pompeuse cherchant à dissimuler par tout moyen qu’elle n’est qu’un prétexte à la mise en scène d’affrontements bourrins et désarticulés contre des monstres géants. Et devoir écrire ça me chagrine tout autant que de l’avoir constaté en effeuillant les deux tomes qui nous étaient adressés. Tous ces grands chapitres vides, sans une réplique ou un mouvement, ne nous font décidément plus l’effet fascinant que nous avions connus avec BLAME!, quand chaque facette du paysage avait une identité et où l’on croyait même entre grincer le bruit du métal.

Les personnages y sont davantage mis en scène ici, pour ne finalement n’être qu’accessoires pour bon nombre d’entre eux. Oui, Tsutomu Nihei, avec Abara, est devenu un meilleur mangaka pour ne plus être un artiste prodigieux.


Je crois cependant deviner, à l’occasion de ma contemplation de certains concepts graphiques, que Abara a dû inspirer le Dai Dark de Kyu Hayashida. Elle, dont l’œuvre était aussi très inspirée de son titre le plus emblématique, sera cependant parvenue à faire un bien meilleur usage du trait dans lequel elle a puisé pour se singulariser en conséquence.

Abara n’est pas une œuvre qui marque par son propos ou son contenu. Il peut distraire, mais pour la finalité de tromper le temps. Tsutomu Nihei, comme Inio Asano, ne sera jamais parvenu à renaître de ses cendres après avoir scintillé de mille feux le temps de commettre une œuvre génialissime. Tout ce qui aura suivi la parution de BLAME! n’auront été que que pâles et sinistres copies frelatées ayant cherché à exister sans finalité.


Il n’y a qu’un point qui sépare cette note de celle que j’avais jadis attribué à BLAME!. Mais le 5/10 que j’avais alors administré était le fruit d’un esprit partagé entre la fascination et l’incompréhension, comme après avoir vu quelque chose d’absolument grandiose et qui nous dépasse. Ici, le 3/10 dénonce l’inintérêt de la chose, et rien de plus.


C’est beau Abara, mais c’est beau comme un paysage sur lequel on pose un instant son regard avant de retourner vaquer à ses occupations. Et ça n’est que beau sans trouver le moyen d’une magnificence sombre qui marque jusqu’à votre âme. Les primo-lecteurs de Tsutomu Nihei pourront se contenter d’un Abara comme d’un Seinen valable et appréciable à certains égards, mais pour qui a connu BLAME! et a su de quoi l’auteur était véritablement capable, l’œuvre, ici, ne nous apparaîtra que comme un condensé de déceptions creuses et joliment dessinées.


Josselin-B
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le 19 janv. 2024

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Josselin Bigaut

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