Level E
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Level E

Manga de Yoshihiro Togashi (2012)

L’œuvre dont je m’apprête faire la panégyrie, déguisée en critique, a donné l’impulsion nécessaire pour renouveler le Shônen sans jamais être imitée. La même chose pouvait être dite de Hunter x Hunter. C’était à croire que le génie présenté sur pages par Togashi fut si ombrageux que ses confrères renoncèrent à la seule tentative de rivalité pour présenter instamment leur reddition ; que tout ou presque ayant été écrit et dessiné depuis ne fut que la démonstration manifeste de cette abdication qui n’en finissait pas. C’est vrai que c’est désespérant de se dire que tous les efforts du monde ne suffiraient pas à effleurer le génie ici constaté, mais de là à ne plus chercher à en faire aucun par pur renoncement...


Level E, personne ne l’a vu venir. Aussi est-il idoine de dire de lui qu’il est un OVNI. Togashi, on ne l’attendait pas là après Yu Yu Hakushô, mais uniquement parce qu’on n’aurait seulement osé l’espérer. Level E est à la fois une création à part dans le répertoire de Togashi en plus d’être le juste aboutissement de ses œuvres. Peut-être même sont-ce les fondations même de son art une fois mis à nu, décharné et ainsi sublimé dans ce qu’il a de plus brut à offrir.


Les premières pages s’ouvrent et déjà, nous nous retrouvons ensevelis de trames sombres venues recouvrir un dessin plus mature que du temps de la précédente œuvre de son auteur. À moins qu’il ne s’agisse justement de son aboutissement graphique. La fin de Yu Yu Hakushô, à mesure que se perfectionnait le trait de Togashi, prenait en effet le pli de ce genre horrifique qu’on devine teinté des belles œuvres de H.R Giger entre autre Cronenberg. Je vous parle d’un style aujourd’hui inespéré, inconcevable même, tant le moindre Shônen qui nous parvient s’échoue comme un fœtus qui n’aurait pas même cherché à prendre forme. Est-ce que je vais encore vous bassiner avec « les années 1980 à 2000 étaient les meilleures », ce couplet dont je n’ai que trop chanté les strophes ? Assurément. Et peut-être avec plus d’ardeur encore. Dites-vous bien que, sur le strict plan graphique, les Shônens d’alors, issus d’un temps pas si lointain mais qui s’éloigne implacablement pour nous abandonner à la plus sinistre misère créative, avaient pu nous ravir les prunelles de quelques Hokutô no Ken, sans compter les Racaille Blues, City Hunter et autres Diamond is Unbreakable. Aujourd’hui ? Le Shônen ? Graphiquement ?... On fait comme on peut.


Oui, je le dis au risque de radoter ou bien de m’adonner à un truisme : c’était mieux avant. On peut le nier comme on peut nier le fait que l’eau à l’état liquide est humide, mais on peinera à avancer les arguments pour le démontrer. Car très sincèrement, vous croyez que vous allez apercevoir ceci de sitôt dans un Shônen ? De ce vain espoir, j’en ai fait le deuil en ce qui me concerne.


Mais ça n’était pas mieux avant que parce que c’était plaisant aux yeux. Sans trop qu’on puisse situer une date, sans trop qu’on puisse non plus livrer des noms en pâture à la populace, force est de constater que l’audace sur le plan de la création artistique n’est plus le même qu’il était alors. La nouveauté, en ces temps bénis et insaisissables, n’était pas chose proscrite dans le milieu de l’édition Shônen. À cette époque, plutôt que de tabler sur des valeurs sûres en publiant les mêmes mangas en boucle, on acceptait le risque sur le plan éditorial pour incrémenter un genre artistique et scriptural afin que celui-ci ne pourrisse pas sur place. Oui, je vous parle d’un temps que les moins ne vingt ans ne peuvent littéralement pas connaître alors que les plus jeunes lecteurs – les pauvres – ont baigné dans un liquide amniotique fait de médiocrité à l’état pur. Ils ont macéré dedans si longtemps que l’idée même d’un contenu nouveau, s’émancipant des carcans narratifs coutumiers et routiniers du Shônen, est pour eux une souffrance tant on a abâtardi leur esprit critique.


Sans être non plus expérimental, Level E fait du hors-piste sur la scène Shônen. L’œuvre est abordable, mais elle est inclassable. Et si on se risquait à lui attribuer une catégorie, ce serait pour déterminer que ce manga ne fut finalement rien d’autre qu’un recueil d’idées éparses qu’avait pu avoir Togashi le temps de Yu Yu Hakushô, ici assemblées les unes aux autres le temps de formuler trois tomes. Quand on connaît un peu Yoshihiro Togashi à force de s’être agenouillé devant ses œuvres, on devine que Level E était une occasion pour lui de se faire plaisir en lâchant la bride qui contenait son sens créatif. Lecteurs assidus de Hunter x Hunter et Yu Yu Hakushô, vous lirez ici ce qu’accomplit Yoshihiro Togashi quand on lui ôte les chaînes.


Sans ses chaînes, Togashi s’essaye – et avec brio – à l’humour. Chose épatante s’il en est qui, peut-être, fera même hausser quelques sourcils. Car, sans être un auteur agélaste qui serait hermétique au moindre rictus, Togashi n’a jamais réellement su s’épanouir dans le registre humoristique. Plutôt que d’être lourdingue et nous saturer sous des agitations stériles dans le vain espoir de nous faire frétiller des lèvres, il a – semble-t-il – botté en touche et renoncé de longue date aux frasques drolatiques. Level E est cependant pétri d’humour alors que son sans-gêne de protagoniste multiplie ses bourdes délibérées avec insolence et ce, sans jamais se laisser désarçonner. Nous serons alors affublés à la lecture d’un humour noir qui s’harmonise à merveille avec les tons d’une œuvre puisée depuis les fonds douteux de l’espace intersidéral.


Insaisissable bien que jaillissant d’un ressort on ne peut plus classique pour ce qui est de son scénario initial, Level E s’accepte comme un Doraemon qu’on aurait trempé dans une substance lugubre d’où émanait quelques exhalaisons hilarantes. Avec maîtrise, l’auteur alterne sans peine entre les terreurs froides d’une science-fiction cauchemardesque et une certaine candeur qui trouve curieusement toute sa place. La trame est ici présentée comme un concentré de ténèbres qu’un scientifique guilleret – en la personne de son personnage principal – observerait au microscope avec amusement. L’expérience dont nous sommes alors les témoins auxiliaires a ici quelque chose de déphasant, mais aussi d’irrésistible.


Togashi, en inconditionnel de paranormal, n’a jamais fait mystère de ses goûts en la matière, allant jusqu’à en imprégner ses œuvres de l’arc Sensui de Yu Yu Hakushô au pouvoir d’Alluka dans HxH. Level E, à bien des égards, est le fantasme débridé d’un fan de X-Files qui aurait étalé sa passion sur le papier. Je vous parle d’un X-Files remanié de beaucoup, cuisiné à une sauce qui aura changé jusqu’au goût de sa substance pour la magnifier par-delà toute raison concevable. La science-fiction mature, la noirceur qui l’enrobe et les rires qui les entourent, forment alors un formidable concert qu’on se plaît à écouter d’un œil attentif lorsque la rétine se porte sur le papier sans jamais pouvoir s’en détourner.


Tout ce qui se rapporte à la culture des aliens qu’on nous présentera y sera détaillé à outrance pour mieux faire montre du travail méthodique d’un absolu passionné. Rien n’est ici abordé en surface car tout a vocation à être approfondi jusqu’à ce que soit exploité le dernier des minerais scintillants constitutifs de l’œuvre.


Level E se décomposera en plusieurs histoires distinctes, chacune constituant un scénario qui n’aurait jamais ou difficilement pu être reliée aux autres dans un même récit, à moins d’avoir précisément construit ce dernier pour les y agglomérer. Le manga porte alors sur lui les désirs scénaristiques inassouvis de son auteur du temps de Yu Yu Hakushô et mêle aussi bien de la diplomatie intergalactique, du jeu-vidéo, de l’horreur, de l’enquête et de la romance inconventionnelle sous l’égide d’un registre paranormal strictement propre à Togashi. Level E est sans doute la photographie la plus parlante de l’esprit de son auteur, l’œuvre dans laquelle il s’est le plus livré sur le plan artistique et créatif. Et je ne pense pas me fourvoyer en admettant cela alors que la conclusion de la deuxième histoire de Level E nous apparaît comme une expérience vécue par son auteur.

Le refus de l’éditeur de publier l’histoire du Prince au prétexte que le ton était trop sombre pour un Shônen tend à indiquer que Togashi avait, à une époque donnée, déjà proposé ce scénario qu’on lui avait refusé avant qu’il puisse enfin l’accoucher sur les présentes pages. Qu’est-ce que je n’aurais pas donné pour qu’on puisse poursuivre les aventures de Yumeno et ses assistants...

On retrouvera d’ailleurs des restes de ce scénario – sans compter celui du jeu-vidéo - venus se disséminer plus tard dans Hunter x Hunter, mais par bribes seulement. Cette seule histoire est un témoignage éloquent de l’évolution éditoriale du Shônen Jump qui, plus tard, dans un registre aussi mature, donnera le feu vert à un Death Note. C’est justement sur la voie de Level E et de Death qu’auraient dû s’aligner une partie des Shônens édités depuis. Mais on a préféré ne s’en remettre qu’aux valeurs sûres ; celles qui, à force d’être usées jusqu’à la déraison, ne valent aujourd’hui plus rien.


La déconstruction du genre sentai, advenu le temps de la troisième histoire, alors qu’il s’adresse ici à une jeunesse plus blasée et contemporaine pour l’époque, est très bien pensé par Togashi. Les codes y sont détournés sans être trahis ou raillés dans le cadre d’une parodie de tous les instants ; c’est à une splendide réécriture du genre auquel nous aurons droit ici. Une de celles dont est coutumier l’auteur. Les pouvoirs, en outre, sont vraiment intéressants et exploités divinement avec, en plus, une de ces longues et copieuses explication définissant jusqu’au plus ridicule détail de leurs exactes attributions. En somme, ce scénario, parce qu’il reprend les bases d’un genre très réputé dans le milieu du Shônen, et parce qu’il présente un système de pouvoir merveilleusement défini, peut être interprété comme le prototype d’un HxH. Ce même HxH qui, par la suite, s’occasionnera comme la plus parfaite réécriture du Nekketsu qui soit.


Chassez le naturel et Togashi en reviendra toujours aux jeux-vidéos ; pour notre plus grand plaisir d’ailleurs. Que ce soit le RPG de Baka-Ouji – genre que Togashi se plaira encore à déconstruire sans ternir – Greed Island ou bien le quiz de Tsukishito Amanuna, l’auteur retourne toujours à ses saines lubies. Et de ça, on l’en remercie. D’autant que son sens créatif, pour ce qui est du design des créatures et autres incongruités, est d’une originalité à toute épreuve. Une originalité dans laquelle on retrouve toujours des traces indélébiles de Giger et Cronenberg. Je vous parle d’une originalité qui a de quoi mettre du plomb dans la cervelle à certains auteurs chez qui le simple fait de chercher à se démarquer sur le plan des idées et des conceptions semble être une hantise existentielle. Dans ces conditions, chaque histoire dont recèle Level E se dévore avec un appétit vorace, mais un appétit avec lequel on prend le temps de savourer la moindre bouchée.


Puis, vînt la quatrième histoire. Aussi délectable que les précédentes mais… gâchée par des lecteurs indignes de seulement effleurer les planches de Togashi du regard.

L’époque veut ça. Car voyez-vous, il fut un temps pas si reculé, où en lisant Ranma 1/2, un lecteur y voyait un divertissement et n’y regardait pas à deux fois en lui cherchant un sous-propos. Or, ce qui était un manga léger est depuis devenu pour certains une ode à la «transidentité». Il en va de même pour les travelos de One Piece dont les lecteurs les plus perturbés vont jusqu’à deviser sur le caractère Queer et l’exact intitulé de leur «transidentité».


Les anglophones ont un proverbe pour désigner ce genre de comportement débilitant « Reading too deep into things », qu’on pourrait traduire par « surinterpréter quelque chose en voyant ce qui n’est pas là ». J’en ai soupé de ces crétins qui se croyaient pertinents en analysant des œuvres de divertissement en présentant ces dernières à leur corps défendant comme des analyses politiques ou sociologiques qui n’ont pas lieu d’être. J'ai pas mal eu l'occasion d'approfondir la question dans la section commentaire de ma critique de Fire Punch. Et si j’en suis à gratter ce préambule d’une plume frénétique et trempée dans le sang de ceux que j'abhorre, c’est par précaution scripturale, pour mieux préparer mon lectorat en leur disant que OUI, il sera question de jouer avec l’identité sexuelle d’un personnage et que NON, ce ne doit pas être interprété comme un pamphlet militant en faveur de la « transidentité ». Qu’on arrête – une fois pour toute – de chercher à salir désespérément toutes les œuvres de fiction en leur attribuant une quelconque étiquette politique pour mieux les gagner à sa cause. Des œuvres au contenu militant dans le milieu du manga, il y en a. Des bonnes, et des moins bonnes. Mais si l’auteur a ici présenté cette intrigue avec une manipulation de sexe, ce n’est pas pour en faire un plaidoyer, mais pour présenter une intrigue originale. Un peu à la manière d’un scientifique fou qui s’adonnerait à une expérience au seul prétexte qu’il en a eu l’idée et sans intention ultérieure. Aussi, qu’on s’abstienne de rabaisser le sens créatif d’un auteur en lui attribuant une étiquette comme l’ont fait quelques lecteurs qui n’y ont vu que ce qu’ils voulaient y voir. Parce qu’à ce compte-là, il ne me faudrait pas non plus détourner de trop le sens d’une œuvre quelconque pour en faire une éloge insidieuse du fascisme. Quand on veut trouver, on trouve toujours ; même s’il n’y a rien. Surtout s’il n’y a rien. Sur cet avertissement préalable, nous pourrons ainsi aborder cette histoire qui est prodigieuse pour ce qu’elle a à nous apporter sur le plan du récit qui l’amorce ; et sur ce plan seulement.


L’espèce Makubaku à laquelle appartient la princesse Saki, comme les aliens de la deuxième histoire, possède elle aussi un mode biologique de reproduction franchement original, donnant lieu à des situations inédites. D’autant plus inédites qu’un incident advient alors qu’une improbabilité biologique s’avère de rigueur tandis qu’elle cherche un futur géniteur sur Terre. Je regrette cependant la résolution décidément trop simple et lapidaire d’une histoire dont le potentiel aurait sans doute pu être davantage exploité pour mieux nous rassasier.

Soit dit en passant, malgré son ouverture d’esprit, Togashi serait aujourd’hui considéré comme un indécrottable réactionnaire par le gang de l'alphabet et cela, du fait qu’il opère une distinction nette entre chromosomes XX et XY, ceux-ci jouant un rôle considérable dans l’intrigue concernée.

La cinquième histoire abandonne un temps les extra-terrestres pour toucher aux phénomènes paranormaux. Des phénomènes dont on devine que Togashi à a étudié jusqu’aux derniers d’entre eux afin de nous gratifier de cette scène pour le moins incongrue et, néanmoins, inspirée d’une histoire vraie. Du moins alléguée comme telle.


Ça cause beaucoup ; quelque chose que j’adore en principe, surtout quand Togashi laisse filer sa plume pour ratiociner plus que de raison, mais ici, la moitié des mots énoncés tombent dans l’oreille d’un sourd. Le fait que les protagonistes n’aient été présentés que superficiellement pour la plupart et l’enquête qui s’agence pour déterminer le subconscient fautif nous paraît trop lointain pour qu’on y plonge dans l’allégresse. C’est un scénario sympathique que celui-ci, mais un scénario qui n’est que sympathique et qui n’époustoufle pas. Pour un peu, ça lasserait son homme en seulement deux chapitres de temps.


Quant aux trois histoire qui lui succèdent, on jurerait – sans non plus y mettre sa main à couper – que celles-ci ont été considérées afin de pouvoir clôturer un troisième et dernier volume. Elles sont bien écrites là encore, mais pas au niveau de ce qui nous avait été présenté précédemment. À l’exception près du dernier chapitre, celui-ci étant délicieux d’atrocités grouillantes, quelque part à mi-chemin entre Bio-Meat : Nectar et Cronenberg.


En somme, Level E, relativement boudé car ignoré du plus grand nombre, est une lecture exquise, occultée des fans même de Togashi. Et pourtant, c’est un tort. Car loin de n’être qu’une œuvre fantaisiste de transition entre deux gros succès, Level E est le témoignage de l’essence même de son auteur qui, en plus d’y avoir mêlé de l’encre, semble y avoir inscrit jusqu’à son ADN et ce qui le caractérise sur le plan artistique. Nul ne saurait prétendre aimer Togashi sans avoir lu Level E.

Josselin-B
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le 17 nov. 2023

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Josselin Bigaut

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