Si Emmanuel Lepage illustrait le code pénal, je deviendrais juriste. C'est grâce à lui et à la rencontre dans un festival d'Edmond Baudoin que j'ai découvert ce volumineux pavé graphique, que je ne risquais pas de contourner, puisque le Chili est une sorte de fil rouge dans mon existence au demeurant routinière. A cause d'Isabel Allende, d'abord, puis des Quilapayún, ensuite de Salvador Allende, et enfin de la famille d'un écrivain à la postérité duquel je crois dur comme fer. Bref, je regarde, écoute et lis à peu près tout ce qui me tombe sous la main du moment qu'il y a Chili dedans, j'ai une poupée vaudoue plantée de cure-dents apéritifs à l'effigie de l'ambassadeur Korry à la cave et je collectionne les documentaires sur les observatoires d'Atacama, histoire d'inscrire notre histoire minuscule dans celle d'un plus vaste univers. Ce voyage graphique à quatre mains à l'époque du COVID puis de l'élection du président Boric semblait prédestiné. Quelle bonne idée, premièrement, de croiser deux regards aussi complémentaires que ceux de Lepage et Baudoin ! Leurs deux styles, très différents, dialoguent à merveille et aux images très fidèles du premier viennent répondre les interprétations quasiment allégoriques du second, d'une page à l'autre, d'une case à l'autre, d'une bulle à l'autre parfois, d'une manière dynamique qui ne peut que charmer et provoquer la réflexion. Comment se forme un regard ? Et l'être humain qui le pose sur le monde qui l'entoure ? Une réflexion palpitante, d'une profondeur insondable. Si en plus elle rencontre un lieu incroyablement fertile, comme cette bande de terre interminable, coincée entre la Cordillère des Andes et l'océan, c'est le jackpot. Songez que s'ajoute à ça une période charnière dans l'histoire politique du pays, déjà bien dense, qui pourrait servir de jalon dans la maturation collective des peuples du monde entier, on frôle l'épiphanie ! Alors, évidemment, la nouvelle constitution a fait pschit, et les "forces de la Réaction" semblent s'en tirer encore avec les honneurs. Mais, "tarde o temprano", "se abrirán las grandes alamedas", on le sait bien, c'est inéluctable, et, en attendant, on peut toujours se reprendre une rasade de poésie, de philosophie, de tendresse et de beauté en parcourant ce magnifique opus né de l'amour de 3 hommes pour le genre humain et un pays bousculé par l'histoire mais toujours prompt à tourner son regard vers un horizon meilleur.