Avaler la terre
7.3
Avaler la terre

Manga de Osamu Tezuka (1968)

Encore une grande fresque sombre réfléchissant à ce que sont la civilisation et la valeur individuelle dans nos sociétés industrielles. La structure rappelle celle de Demain, les oiseaux, avec une trame narrative allant sur le temps long qui permet d'ouvrir de petits chapitres indépendants fonctionnant comme autant de petites nouvelles, au dénouement en général peu guilleret.


Je pourrais faire un synopsis complet, mais quitte à gâcher un peu le suspense, je vais donner l'enjeu de la trame principale. Sept filles dévouées à leur mère, victime d'une tragédie, vivent sur une île difficile à trouver, proche de Guadalcanal, et y dirigent une république cachée du monde, Mamoo. Elles ont promis à leur mère, pour la venger, trois choses : se venger des hommes (au sens de mâles), déstructurer l'argent, et mettre à bas l'ordre et la morale.


Les moyens qu'elles emploient sont des postulats d'anticipation comme les aiment Tezuka : pour manipuler les hommes, elles utilisent un costume intégrale en peau synthétique qui leur donne un aspect de beauté inhumaine qui rend les hommes fous. Pour mettre à bas l'ordre et la morale, elles commercialisent le secret de la peau synthétique, qui permet à chaque individu de prétendre en être un autre, mettant à bas les lois. Enfin, le sous-sol de l'île regorgeant des vestiges d'une civilisation ancienne, Mu, elles larguent les incroyables réserves d'or dont elles disposent simultanément partout dans les grandes villes, détruisant par là-même les systèmes monétaires.


Ce projet diabolique est traité avec ambivalence. C'est un moyen de critiquer le fait que les relations humaines ne reposent plus que sur le sexe ou l'argent. Et comme toujours on peut trouver chez Tezuka une grande cruauté (jamais gratuite).


En contrepoint des avancées progressives de ce plan, on trouve le personnage de Gohonmatsu. Docker rustre, insensible aux charmes des femmes et à l'argent, soucieux seulement de boire, bon fils, doté d'une force prodigieuse, il garde son humanité dans un monde qui ne l'est plus beaucoup.


C'est ce qui va faire flancher l'une des sept filles. La dernière partie de la bande dessinée est un univers post-apocalyptique dans lequel la civilisation industrielle s'est effondré. L'épilogue, original, est une vraie douche froide. Gohonmatsu a été tué mais son fils revient sur l'île de Mamoo. Il rencontre sa mère, qui lui demande de la venger, mais la nouvelle société dans laquelle il a grandi fait que pour lui les notions de loyauté ou de parenté ne signifient rien. Cependant lorsque sa mère meurt sous ses yeux il réagit violemment, jète les soeurs restantes au cachot et fait sauter l'île. Ayant détruit les vestiges de l'ordre ancien, il repart sur son vaisseau à voile tracer un nouveau futur pour l'Humanité.


Graphiquement, il y a toujours des trouvailles dans la composition des cases et les effets visuels. Certains passages sont gonflés, comme une page suggérant une scène de masturbation féminine.


L'histoire connaît de nombreux rebondissements qui font qu'on ne s'ennuie jamais, et certains chapitres sur des destins individuels perdus dans le chaos sont poignantes (Je préfère ne pas les raconter). Il y a un goût pour la passion tragique, toujours préférable à la froideur du monde moderne. Et au fonds, le livre nous rappelle la fragilité de nos constructions sociales, et le fait que le bonheur matériel n'apporte pas un véritable épanouissement. Evidemment, ce que défend Gohonmatsu derrière le fait de rester humain est assez flou, et passe plutôt par un rejet de l'argent ou des pressions sociales. A première vue, on est dans un anarchisme assez puéril, me direz-vous.


Je ne sais pas, je pense que ces thématiques, assez fortes, ne sont pas abordées si frontalement aujourd'hui, et que ce livre violent a quelque chose à dire.


Avaler la terre est une fresque d'anticipation nerveuse et foisonnante de Tezuka, qui réfléchit à la fragilité de la civilisation et met bien le nez du lecteur dans un univers de violence et de passion tragique.

zardoz6704
8
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le 28 août 2022

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