Parue en 2020 après des années d’attente et de spéculations, Batman – Trois Jokers de Geoff Johns et Jason Fabok s’impose comme une méditation magistrale sur la douleur, l’identité et la nature du mal. Sous ses atours de polar gothique, l’ouvrage propose une plongée vertigineuse dans les abîmes psychologiques du Chevalier Noir, et dans le mystère le plus obsédant de sa mythologie : et si le Joker n’était pas un homme, mais une idée — ou plutôt, plusieurs ?
Le postulat, simple en apparence, ouvre un champ narratif vertigineux. Batman découvre que trois incarnations distinctes du Joker agissent simultanément à Gotham : le Criminel, méthodique et calculateur ; le Clown, sadique et imprévisible ; et le Comédien, miroir terrifiant de l’âme brisée du héros. Ensemble, ces figures forment une trinité maléfique, comme les trois visages d’un même cauchemar. Face à eux, Batman, épaulé par Batgirl et Red Hood — deux victimes directes du Joker — doit affronter non seulement le mal, mais les cicatrices qu’il a laissées en chacun d’eux.
Le scénario de Geoff Johns se distingue par sa précision d’orfèvre. Sous une apparente enquête policière se cache une réflexion intime sur la mémoire et la culpabilité. L’auteur revisite les blessures fondatrices du mythe — le meurtre des Wayne, la paralysie de Barbara Gordon, la mort de Jason Todd — non pour les réécrire, mais pour en sonder la persistance, leur emprise sur les âmes. Le Joker n’est plus ici un antagoniste, mais une incarnation du traumatisme lui-même : insaisissable, éternel, capable de renaître sous toutes les formes.
Visuellement, Trois Jokers est un éblouissement. Le dessin de Jason Fabok, d’un classicisme millimétré, évoque le réalisme minutieux d’un Gary Frank, mêlé à la rigueur graphique d’un Brian Bolland. Chaque planche respire la tension, chaque regard porte le poids d’une confession. Le coloriste Brad Anderson, par sa palette froide et métallique, enveloppe le récit d’une atmosphère funèbre, presque clinique, où la lumière semble refuser d’entrer. C’est une œuvre où la beauté du trait renforce la gravité du propos.
Mais au-delà de sa perfection formelle, Batman – Trois Jokers se distingue par sa maturité émotionnelle. Là où tant d’histoires de Batman se complaisent dans la violence, Johns choisit l’introspection. La rédemption, la vengeance, le pardon : tels sont les véritables enjeux du récit. Le moment où Batman révèle qu’il connaît depuis toujours la véritable identité du Joker — mais choisit de la taire pour préserver la femme de l’assassin de ses parents — résume à lui seul la noblesse tragique du personnage : celle d’un homme condamné à comprendre sans jamais guérir.
En somme, Batman – Trois Jokers n’est pas tant une révélation qu’une épiphanie mélancolique. Il n’apporte pas de réponse définitive — et c’est sa force. Car ce que Geoff Johns et Jason Fabok nous rappellent avec brio, c’est que la relation entre Batman et le Joker dépasse la logique du bien et du mal. Elle relève du mythe, d’une dialectique éternelle entre douleur et sens, entre chaos et contrôle.
Une œuvre dense, poignante et visuellement somptueuse, où la noirceur devient miroir — et le mythe, confession.