Bezimena
7.5
Bezimena

BD (divers) de Nina Bunjevac (2018)

Analyse de la spirale, entre cauchemar et résilience

Je n'ai pas acheté beaucoup de livres au festival d'Angoulême. Trois, pour être précise ; dont Bezimena. La couverture, déjà, d'une beauté sans nom, m'a fait pressentir le bijou. Ça parlait de perversion et de violences sexuelles, et en tant que spécialiste de la culture du viol au XVIIIe, ces sujets me font de l’œil ; l'autrice était là et faisait dédicacer son oeuvre ; il n'en a pas fallu davantage pour me décider, et cette BD est le bijou de ma collection minimaliste.


Je qualifierais cette oeuvre de conte noir érudit, graphique, explicite, et surtout mystérieux. L'oeuvre est spiralaire et nécessite de fréquents retours en amont dans le récit pour tenter de comprendre ce qui se joue ; la spirale est d'ailleurs le motif déterminant du livre, puisqu'il l'ouvre et le clot explicitement, en imbriquant deux histoires en une. Il faut ensuite, quand le dernier mot est lu, reparcourir le livre pour tisser les liens du récit ; puis il faut encore, le livre refermé, réfléchir.


Qui est Bezimena ? Cette vieille femme mystérieuse, sans nom (puisque l'on apprend que c'est le sens, dans les langues slaves, de ce non-prénom) pourrait être l'incarnation de la résilience : en plongeant la tête de la prêtresse, qui incarne quant à elle la douleur de la victime, dans l'eau, et en lui posant ensuite la question "Pour qui pleurais-tu ?", elle permet à cette prêtresse de revivre son traumatisme en s'incarnant (ça fait beaucoup d'incarnations, je sais) dans le violeur, pour pouvoir verbaliser enfin la douleur, l'accepter, la surmonter. Il s'agit, me semble-t-il, de déjouer la spirale infernale de la "souffrance perpétuelle et vaine", par le récit ; c'est ainsi le sens de cette mise en page, très originale, qui donne sur la page de gauche le récit (laconique) des événements, et qui sur la droite l'illustre par des plans variés d'ensemble ou de détail. La conteuse (explicitement féminine) raconte son récit à un interlocuteur dont l'identité demeure inconnue, mais en regardant le phylactère, on voit que les deux prises de parole de cet interlocuteur s'associent à une étoile brillante - soit symbole de la transcendance de l'interlocuteur, soit symbole d'espoir. Ainsi, beaucoup d'éléments qui, déjà, laissent à penser que nous avons sous les yeux un récit traumatique de résilience. Je comprends mieux à présent le sens de la dédicace que m'a faite Nina Bunjevac : un oiseau portant dans son bec une étoile ; le récit autobiographique annexe, en postface, du traumatisme, va également dans ce sens : il s'agit de "dissiper les ténèbres". Intention qui n'est pas évidente avant d'avoir terminé cette lecture noire, littéralement noire ; les illustrations sont toutes en noir et blanc, le dessin est inquiétant, réaliste, sans concessions - ce sont des dessins de cauchemar.


Le cauchemar, c'est bien le mot que l'on peut utiliser pour le récit principal, la seconde vie de la prêtresse dans le corps du violeur, la réécriture du mythe de Diane et Actéon avec, dans le rôle d'Actéon, Benedict dit Benny, et dans le rôle de Diane, Becky. Les deux noms entrent en résonance pour parfaire le lien symbolique qui unit le pervers et la déesse vengeresse. Point mythologique : au cours d'une chasse, Actéon surprend Diane au bain, laquelle, furieuse, le transforme en cerf ; Actéon meurt déchiqueté par ses chiens qui ne le reconnaissent plus. Les éléments du mythe sont tous revisités par l'autrice, qui déplace le mythe en direction du fantasme et de sombres joyeusetés que je n'expliciterai pas trop pour ne pas spoiler. La vengeance de la déesse semble orchestrée de part en part : le pervers, rendu fou, accomplit sans le savoir des crimes atroces, quand il croit satisfaire à ses fantasmes nymphomanes en accord avec des prédictions - c'est en ce sens que le fantasme se change en cauchemar. On comprend mieux encore cette réécriture en mettant en lien les petites filles-chiens avec l'expérience biographique de l'autrice. La vengeance, la punition s'accomplit : grâce à elle, la prêtresse ressuscite (littéralement), et peut désormais dire pourquoi elle a souffert et parler au passé de ses larmes. La dimension cauchemardesque est néanmoins maintenue : demeure le doute quant à la culpabilité de Benny (nommé ainsi "affectueusement" tout au long du récit), convaincu de sa propre innocence, et... je vous invite à regarder attentivement le chapeau, c'est tout ce que je dirai. La vision hallucinée du crime demeure d'autant plus frappante quand le fantasme pornographique de ces relations sexuelles violentes avec des femmes idéales oscille entre la vision impersonnelle (on ne saura rien de ces femmes, on ne les entendra jamais parler, elles resteront de purs objets de désir, inaccessibles, en particulier pour Becky) et l'affect tangible (Benny devenant, émotionnellement et physiquement, de plus en plus obsédé par le fantasme).


Nina Bunjevac ne laisse rien au hasard ; le récit, rapide à lire, est pourtant d'une grande complexité, d'une grande subtilité, et s'élabore comme une architecture intrusive de la mémoire au service d'une renaissance personnelle. Pénétrer les confins de l'esprit de l'agresseur : telle est la stratégie de l'autrice, qui renvoie dos à dos, comme deux parties de la même histoire, la figure de la victime et celle de l'agresseur. La violence exercée sur le corps de la victime est déjà dans le regard malade de l'agresseur, et pour la comprendre, pour s'en venger, il faut faire violence à l'intimité de celui-ci, par la parole. La victime-narratrice n'est plus un corps dépossédé de lui-même, mais une voix qui se réapproprie son histoire : ainsi, elle se reconquiert elle-même.
Un grand livre.

Eggdoll
9
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le 12 févr. 2019

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