Blame! est une œuvre fascinante.
Un manga qu’on ne lit pas pour son intrigue, mais pour l’expérience qu’il propose.
Tsutomu Nihei ne raconte pas une histoire : il construit un monde, immense, muet, d’une cohérence terrifiante.
Ce monde est lumineux, froid et infini.
Blame! fascine par son dispositif spatial : un monde vertical, baigné d’une lumière stérile (blanc, froid, sans source), où l’horizon est aboli. Deux repères structurent l’expérience : la Tour de Babel (démesure, empilement, rupture du langage) et le Labyrinthe du Minotaure (perdition, absence de centre, claustrophobie malgré l’immensité). On ne “parcourt” pas ce monde : on grimpe ou on chute dans une architecture qui se prolifère elle-même.
Le temps n’y s’écoule pas, il se sédimente : niveaux hétérogènes, fonctions oubliées, esthétiques disjointes. On traverse des strates : technologies, civilisations, vestiges humains (jusqu’à ces appartements déplacés) sans jamais pouvoir dater. La chronologie se perd ; seules demeurent la hauteur et la profondeur.
Au centre, Killy : une figure de Sisyphe futuriste. Sa quête (le “gène réseau”) tient moins de l’objectif que de la persistance. Il avance parce que s’arrêter n’aurait plus de sens. Sa solitude est radicale ; son déterminisme le rapproche de la machine (il fonctionne), mais c’est précisément cette obstination qui réaffirme un reste d’humain.
Nihei propose, dès 1997, une hypertechnologie en avance : interfaces homme-machine, virtualisation du réel (ce que nous nommerions aujourd’hui “métavers”), systèmes et IA qui poursuivent leur logique sans finalité lisible. L’univers mêle parfois techno et organique, brouillant les frontières. Le mutisme du récit (peu de dialogues) déplace la lecture vers la géométrie, la perspective et le rythme des plans : on lit des espaces, pas des scènes explicatives.
Le dessin soutient tout : précision architecturale, échelles monumentales, gestion du blanc et des volumes. C’est lisible, net, cohérent, et cela installe un malaise durable sans effets faciles. La solitude et la détermination du héros, la verticalité constante, l’anonymat des lieux et l’éclat clinique de la lumière produisent une expérience rare.
Enfin, Blame! frustre utilement : face à une immensité dont on ne voit qu’un infime pourcentage, l’imaginaire travaille. On voudrait “en savoir plus”, mais le hors-champ fait partie de la proposition : c’est une exploration, pas une encyclopédie.
En résumé:
Je ne lui mets pas une meilleure note, et c’est peut-être justement parce que Blame! réussit trop bien ce qu’il entreprend.
Ce monde est stérile, déshumanisé, froid — et c’est précisément ce qui en fait sa force.
Mais cette perfection glaciale empêche aussi toute véritable attache émotionnelle : Blame! ne cherche pas à séduire, il impose son silence, sa logique, sa lumière sans chaleur.
Ce n’est donc pas une œuvre de cœur, mais une œuvre fascinante, inoubliable, qui s’imprime dans la mémoire comme une vision : blanche, immense, froide, infinie.
Elle mérite qu’on s’y perde, qu’on y consacre du temps, et, pour les plus passionnés, qu’on la possède.
Je fais partie de ceux qui, un jour, l’ajouteront à leur bibliothèque — malgré une édition française perfectible, dont la qualité du papier et de la couverture ne rend pas tout à fait hommage à l’univers qu’elle contient.
Une œuvre rare, exigeante, que je respecte plus que je ne l’aime — et que je n’oublierai pas.