Chronicles of Hate est une odyssée graphique, une déflagration visuelle, une plongée brute et viscérale dans les tréfonds de l’humanité. Loin des récits héroïques habituels, où les protagonistes éclatent de charisme et où chaque page est un miroir poli reflétant la beauté héroïque, Chronicles of Hate nous entraîne dans la boue, le sang et la noirceur la plus totale.

Dans cet univers crépusculaire, notre guide n’est autre que Ver, un personnage pathétique, un être difforme, rugueux, laid. Ce protagoniste pourvu de trois jambes, insignifiant humanoïde écrasé par un monde brutal, n’a rien du héros classique. Là où ailleurs, il serait un antagoniste, une ombre fugace du décor, ici, il porte à bout de bras un destin qui le dépasse. C’est un pari osé d’Adrian Smith : faire d’un rebut, d’un être à la marge, le centre de son récit.

Ver n’est pas un héros par choix. C’est un porteur de parchemin, un frêle dépositaire d’un destin cosmique : celui de libérer la Déesse Nature, Gaïa, prisonnière des rois-barbares sanglants. On pourrait croire à un conte initiatique, mais Smith nous plonge dans un monde cauchemardesque où chaque page respire la putréfaction. Là où l’héroïc fantasy traditionnelle nous montre des terres à reconquérir, des royaumes à sauver, Chronicles of Hate nous jette dans des landes terrifiantes, des cavernes putrides, un univers qui semble vomi par la terre elle-même.

Et c’est là que réside la force de l’œuvre : ce n’est pas la beauté des lieux qui nous séduit, mais l’authenticité de notre anti-héros. Ver ne nous trahit jamais par un éclat de bravoure surfait, il ne se drape pas dans les oripeaux du héros malgré lui ; il l’est par essence. Parce qu’il marche alors que tout lui intime de ramper, parce qu’il avance quand tout semble l’écraser. Ce n’est pas sa laideur qui nous pousse à l’aimer, mais cette ténacité sans éclat, cette humanité brute qui transcende son apparence ingrate.

Adrian Smith, fort de son expérience dans l’univers Warhammer, offre ici une fresque noire, dégénérée, peuplée de perversions corporelles dignes des visions infernales de Brom. Son travail graphique numérique, tout en ombres et reflets métalliques, confère à certaines planches une aura quasi photographique. C’est un monde où l’organique et le métallique se confondent, où chaque recoin suinte l’inconfort et le danger.

Le dessin lui-même est un langage. La technique de Smith, faite de flous, de coups de brosse en peigne, force le lecteur à s’éloigner, à observer ce monde comme on regarderait une scène à travers un voile de suie. Cette étrangeté visuelle participe de la fascination : on se perd dans ce monde, on s’y engouffre, et chaque page devient une porte vers un imaginaire oppressant.

Si le scénario se résume à une quête de clés pour libérer Gaïa, ce dépouillement narratif est paradoxalement une force. Le propos n’est pas de raconter une histoire complexe, mais d’offrir un écrin aux visions de Smith. Ver traverse des batailles sanglantes, fuit des hordes démoniaques, survit aux fureurs des guerriers chaotiques. Et pourtant, chaque scène semble moins être un chapitre de plus que l’expression d’un monde où la survie est déjà une victoire.

Cette simplicité du récit permet à l'auteur de concentrer toute son énergie dans la création de tableaux vivants, d’instantanés d’un enfer barbare. Smith ne cherche pas à construire une narration classique, mais à nous immerger dans un univers qui échappe à toute logique civilisée. Chronicles of Hate est un trip organique, une expérience sensorielle plus qu’une histoire au sens traditionnel du terme.

Pour autant, Chronicles of Hate n’est pas une œuvre inaboutie. Certes, certaines pages semblent plus esquissées, certains moments paraissent en deçà de l’ambition du projet. Mais cette irrégularité même participe au charme étrange du livre. C’est une œuvre qui respire, qui se débat, qui n’a pas été polie à l’excès. On sent l’artiste libre, dégagé des contraintes, livrant son univers sans filtre ni concession.

Et c’est bien là la réussite de l’œuvre : elle ne se donne pas à voir, elle s’impose. Là où beaucoup de récits cherchent à séduire, Chronicles of Hate prend le lecteur à la gorge. On ne se laisse pas bercer par la beauté, on est saisi par la laideur, on est attiré non par la promesse d’un monde meilleur, mais par l’irrésistible attrait du chaos.

En refermant ce livre, on se rend compte que l’on a suivi Ver, cet être difforme, non par pitié ou par fascination morbide, mais parce qu’il est l’incarnation même de ce que signifie avancer dans un monde brisé. Ce n’est pas un héros. C’est un témoin. Un survivant. Un être qui, à force de fouler la terre pourrie de son monde, finit par s’élever, non par gloire, mais par pure persistance.

Chronicles of Hate est un chef-d’œuvre singulier, une œuvre qui dérange autant qu’elle fascine. Adrian Smith y capture un instant d’humanité crue, déformée, où même le plus déplaisant des personnages peut, par sa vérité, devenir l’âme lumineuse d’un univers d’ombres.

LIAMUNIX
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le 20 févr. 2025

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