Ryôichi Ikegami, contrairement à ce qu’en clame la rumeur, n’est pas un dessinateur. Non. C’est un distributeur de vaseline. Une marque estimée et estimable, enrichie à l’encre qui plus est ; de la vaseline néanmoins. Car pour nous faire bouffer bon nombre de ses collaborations douteuses, du lubrifiant premier choix, il aura fallu qu’il nous en garnisse la gueule jusqu’à l’estomac histoire qu’on avale ça. Ça a pas empêché les renvois, remarquez bien. Même bien engouffrés, ses mangas, je les vomis copieusement et profusément même ; à une exception près cependant.


Je vous parle d’un dessinateur qui tient du mercenaire. Un qui aura sans cesse terni son talent indéniable dans des compositions dont la pertinence s’avère pour le moins équivoque. C’est le Nicolas Cage du crayon ; chaque fois qu’on lui propose un projet, il faut qu’il dise « oui » avant même d’avoir lu le scénario. Et à l’arrivée, venus à lui par l’odeur alléchée d’un trait somptueux, voilà tout un ramassis de lecteurs – dont je fus le plus souvent – qui se laisse engluer par la toile tissée sur les pages.


« Mais enfin, c’est Kazuo Koike à l’écriture. Le gars est gaga du Gekiga, gargarise-t’en gaiement »


L’argument d’autorité, avec moi, jamais ne prend, quand bien même fut-il l’auteur de l’impressionnant Lady Snowblood. Je ne lui nie pas sa pesanteur et son aura à ce bon monsieur Koike ; il sait écrire et il sait ce qu’il écrit , mais je lui nie la réputation d’intouchable qu’on lui fait et cela, pour m’être essayé non pas une fois mais deux, à des récits décevants qui, s’ils étaient entiers, n’en demeuraient pas moins discutables sur bien des points. Eh bien discutons-en, alors, de Crying Freeman.


C’est jamais bon signe qu’une damoiselle, qui plus est gironde, nous annonce en préambule de l’œuvre qu’elle est vierge. Ryôichi Ikegami a comme la fâcheuse tendance à systématiquement dessiner du cul dans toute œuvre lui glissant sous les pinceaux. Ce n’est plus une manie à force, mais une marque de fabrique.

Gageons, notre lecture à peine entamée, qu’un hymen de notre connaissance, périra bien assez tôt au gré des chapitres.


Ils sont tout de même foutrement impressionnants ses dessins, pas étonnant qu’on se l’arrache. Les esquisses trouvent le moyen d’être à la fois brutales et épurées dans des proportions divinement respectées, c’est un véritable équilibre qui s’orchestre sur les planches. Les phases statiques ou dynamiques trouvent toujours le moyen d’être sublimées par un coup de crayon adapté à la moindre circonstance qui vient.

D’ailleurs – et croyez-moi que je m’en veux de ne jamais m’en être aperçu plus tôt – voilà que je découvre à l’œil nu que ce dessin, indubitablement, est celui qui a inspiré le style de Tsukasa Hôjo. La parenté – indéniable – me sera apparue comme une évidence alors qu’on trouve dans ces planches le prototype la copie conforme d’un Ryo Saeba. Le pauvre homme étant arrivé trop tard pour être son prototype, n’étant alors plus que son ersatz.


Est-ce qu’on vient de me couvrir de deux Haïkus après qu’il ait assassiné un homme de sang-froid ? Kazuo Koike… je ne dirai pas qu’il force l’encre sous la plume… mais il y a chez lui, parfois, comme avec Lone Wolf and Cub, cette tendance à vouloir magnifier la prose et le lyrisme qui m’exaspère. Je ne dis pas que c’est malvenu ; j’assure seulement que c’est mal amené au point d’en apparaître parfois comme ridicule.


Un assassin au grand cœur, sensible et émouvant… j’aimerais y croire. J’aimerais franchement. Toutefois, même aidé des dessins d’un maître, Kazuo Koike ne parviendra jamais à me persuader du bien-fondé de sa démarche. Le personnage, bellâtre sensible, déambule comme un spectre spécieux et romancé.


D’autant que… sans être un expert en assassinat – quoi qu’en dise mon préfet de région – je dois admettre que le fait de s’habiller avec une tenue traditionnelle chinoise, très franchement, n’aide que peu à se rendre discret. Moins encore lorsqu’on annonce à qui de droit que l’on est un assassin, après, naturellement, avoir pris un soin tout particulier à exposer son visage. Le tout, sans jamais manquer d’être armé jusqu’aux dents dans un pays où le contrôle des armes à feu compte parmi les plus stricts au monde. Mais une fois de plus, on va « croire » ; le coup du ressortissant chinois en robe voyante avec un magnum en poche qui se balade dans tout le Japon sans encombre… on y croit.

Quand je vous disais que la carrière de Kazuo Koike n’était pas immaculée. Seulement, comme à chaque fois, il a sa réputation qui le précède, le couvre et le protège. Aussi dois-je y aller à l’arme lourde pour entacher son palmarès. Pas de gaieté de cœur, je vous l’assure. J’aurais aimé lire un manga qui me fut autant plaisant à l’œil qu’à l’esprit.


L’exposition ostensible qui est faite du milieu criminel est un cas d’école de tout ce qu’il ne faut pas faire. On présente exhaustivement, sans naturel, tout le contexte en un chapitre de temps, avec un personnage qui nous dresse un portrait hâtif de ce monde dans lequel nous irons frayer. Un effort qui, par ailleurs, n’en valait pas la peine, car le protagoniste passera outre, laissant fuser les balles afin d’y rythmer une série de bavardages longs et incessants.

Je vous parle très sincèrement d’une exposition si maladroitement offerte à ses lecteurs qu’elle nous couvre d’un exposé sur l’histoire de la mafia. Autant déchirer une page de l’encyclopédie et la coller sur les planches, le rendu sera tout aussi satisfaisant.


Au menu, du MK ultra sauce soja, avec un conditionnement de tueur à l’acupuncture. Fameux plat qu’on nous sert, mais dans lequel je rechigne à y piquer ma fourchette. Les indigestions, je les sens venir de loin à force de m’y être trop essayé.

C’est du grand n’importe quoi, mais un grand n’importe quoi dessiné par Ryôichi Inegaki et scénarisé par Kazuo Koike ; un bordel informe auquel nous devrions souscrire les yeux fermés. La démarche équivaut, en somme, à prendre un grand du cinéma d’auteur pour lui faire réaliser le film d’action américain le plus gogol qui soit. La mise en scène sera foutrement chiadée, c’est entendu… mais le film, foncièrement, restera ce qu’il est : une daube incommensurable.


Toute l’histoire tournera finalement autour de la rédemption d’un tueur à gage qui n’a pas voulu l’être, et dont on sait qu’il tringlera à la fin, la belle à lunettes.


Ouais, moi aussi je fais des quasi Haïkus dans le texte ; je suis Âûtêûûûûr, voyez-vous.


La pure et innocente Emu Hino, comme de juste, saura s’en tenir à ce difficile rôle qu’est celui de la demoiselle en détresse, en constante proie aux méchants Yakuzas. Difficile de se dire, au regard du traitement d’un pareil personnage féminin, que Kazuo Koike fut aussi l’auteur de Lady Snowblood. Ah elles sont loin derrière lui ses belles heures.


Donc au programme, du cul, des tatouages de tigre, des poses, de l’acupuncture, un sous-marin ; que demande le peuple ? Le peuple ne demande rien, il mange ce qu’on lui donne et remue la queue chaque fois qu’on lui adresse un coup de pied dans les couilles. C’est dire s’il a fait le deuil de ne serait-ce que l’idée d’une intrigue noueuse et consistante, le tout servi par des personnages intéressants.


Allez, ensevelissons monsieur Koike d’une pelletée de terre supplémentaire en assénant – et sans trembler – que Crying Freeman est un sous City Hunter. Voudrait-on voir autre chose sur ces planches qu’on ne le verrait pas. Le tueur à gage vertueux et priapique qui affronte à lui seul, avec sa bite et son couteau – qu’il ne manquera pas d’exhiber dans les deux cas – une organisation toute entière de criminels, par amour… naturellement… nous sommes en plein dedans. Serais-je vulgaire que je dirais même qu’on a marché dedans.


Les chapitres qui s’enchaînent sont désespérément vides, bouffis de grands airs et de postures travaillées. On aurait pu diviser le nombre de chapitre par quatre qu’on n’aurait rien amputé de l’intrigue.


C’est censé être un polar, un néo-noir si bien loupé qu’il en devient blanc. Les femmes y sont toutes des avions de chasse nymphomanes et suaves et les hommes souffrent apparemment tous d’un excès flagrant de testostérone. Les relations entre les personnages – et ce qui les constitue même fondamentalement – ne sont, au fond, qu’une stricte affaire d’hormones.

Et les répliques… oh les répliques. J’assure que je lis là un équivalent de film d’action américain comme il s’en faisait par légions durant la décennie 1980. Et je vous parle pas des plus fameux d’entre eux, non monsieur.


Que d’intrigues stupides et dépourvues d’imagination s’enchaînent alors. Le Chinois à la tête d’une secte, aspirant à conquérir le Japon grâce à ses manigances, et lui aussi annihilé par un homme seul… ça et tout le reste… osez me parler de grand auteur après avoir lu de telles inepties. Osez. Vous verrez les arguments vous feront un poil défaut au moment de soutenir votre thèse.


Avec du recul, je me demande si j’ai lu un seul chapitre sans apercevoir au moins une personne dénudée. Les tatouages de tigre sont si omniprésents que les dessins, à terme, gagneraient à n’être plus faits que de ça.

Les combats, invraisemblables et presque aussi incessants que s’ils nous parvenaient depuis Shônen lambda, ne dégagent aucune intensité, en dépit du renfort inconditionnel d’Ikegami au dessin. Pourquoi, après tout, exerceraient-ils une force sur le lecteur alors qu’ils n’ont, pour commencer, aucun propos ?


Plus la fin de l’œuvre approche et plus celle-ci persiste dans ses efforts à bien vouloir faire saturer notre bonne santé mentale. Freeman qui échappe à un lance-flamme artisanal – oui – en se couvrant de ciment ; ce sont là de ces innombrables trésors d’absurdité dont Crying Freeman recèle à ne plus quoi savoir foutre de ses stocks. Aussi nous écoule-t-on le tout venant dans nos mirettes sans cesse plus désabusées de ce qu’elles voient.


La fin ? La fin de tout ; en tout cas la fin du respect que je pus avoir pour les deux auteur. Tout se règle, comme à l’accoutumée, avec une facilité déconcertante. Les grands maître d’œuvre de de la méchanceté instituée sont tous éliminés avec aisance, Freeman s’en retourne chialer chez sa gueuse qui lui sèche ses larmes.

Fin.


Ikegami et Koike sont des auteurs sans hauteur ; résolument incapables de faire honneur à l’estime indue dont est faite leur réputation à chacun. Lisez Crying Freeman et soutenez-moi que c’est l’œuvre de deux grands, sans prononcer le mot à la japonaise. Ce que j’ai lu ici était déjà consternant s’il se fut agi d’un Shônen contemporain, mais on nous l’aura en plus présenté comme un Seinen supposément sombre poignant. À la seule exception près que cette poigne ne se saisit pas de nous par le cœur, préférant davantage se destiner à un onanisme grandiloquent. Mais une branlette de grands auteurs, attention ! Une dont les saillies, me jurera-t-on, se dispersent en or liquide.

L’odeur de foutre rance, cependant, demeure invariablement et nous détourne de pareille composition. Gardez-vous des grands noms, retenez plutôt les grandes œuvres.

Josselin-B
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le 30 déc. 2024

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Josselin Bigaut

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