Il a du corps ce manga. Je lui ai en tout cas trouvé forme humaine, devant moi, tandis que je le toisait dédaigneusement des pieds à la tête. Que je vous le représente ; imaginez-le qui débarque depuis sa trottinette électrique, d’un doigt, il redresse son fedora pour révéler ses lunettes aux rebords épais et noirs ainsi que sa barbe de trois jours. Légèrement obèse, la bedaine ne lui dépasse toutefois pas de son T-Shirt « E=MC² ». Il sort une vapoteuse de sa poche et, lorsqu’il s’adresse à vous, le fait en commençant ses phrases par un « MmMmMMmh » auto-satisfait qu’il nous dégorge depuis un rictus arrogant et juvénile.
Oh oui, c’est ce genre-là. Le pire étant qu’il persistera à se croire intelligent tandis qu’il viendra nous ânonner ses inepties, tout en présentant ses ostensibles et scandaleux signes extérieurs de cuistreries. Mais attention, qu’on ne me fasse pas dire que ce manga est une abominable merde pétrie de prétentions controuvées et adolescentes. Ah non alors ! Non, c’est… c’est un récit subtil qui œuvre à nous faire parvenir une philosophie de vie très inté… c’est un Skyblog de collégien marginal.
Sous couvert de ne pas céder à un manichéisme vulgaire, Darwin Incident croit nous présenter un rendu subtil des factions en présence. La grotesque et caricaturale organisation terroriste de libération animale, les « On n’aime pas trop les gars dans ton genre ! » avec, au milieu, le protagoniste placide, au-dessus de tout à commencer de l’intérêt qu’on pourrait lui porter, détenteur de la Vérité absolue qu’il assène comme une massue irrésistible. À condition qu’on omette que la narration pave la voie de ses sophismes en contestant toute contre-argumentation travaillée.
Le manga ne tient qu’à ça, en réalité, rien qu’au fait que l’auteur travaille sa thèse, saborde son antithèse et jure qu’il aboutit à une synthèse savamment élaborée. Aurait-il rendu sa copie à un professeur de philo d’un lycée de troisième zone que la note de son devoir se serait confondue avec celle présentement attribuée à l’ouvrage.
Pour avoir une idée du niveau de raisonnement employé ici, un personnage, généralement hargneux ou vicieux, énonce sa philosophie de vie pour que le macaque lui rétorque un « Ah ouais ? Eh bah… en fait non, tu vois ? », mais avec ce qu’il faut d’artifice dans la mise en scène afin qu’on ne tienne pas compte de la puérilité du développement.
Vous aurez très tôt droit au sempiternel « Les humains, tu vois, sont trop hypocrites, en fait, parce qu’ils mangent de la viande, tu vois, mais qu’ils mangent pas des êtres humains, okay ? Et moi, qui suis trop un esprit libre au-delà des considérations éthiques, tu vois, bah je leur mets leur hypocrisie dans la gueule et… et ils me regardent d’un air choqué parce que, parce que je les ai trop mouchés en fait. »
C’est d’une imbécillité caractérisée. Toute thématique abordée et sujette à la réflexion et au débat ne l’est ici que superficiellement. La question de la prohibition du cannibalisme dans les sociétés complexes tient à de très nombreux paramètres tenant compte de l’histoire, de l’évolution du progrès technique, et de la démographie entre bien d’autres éléments. Toutes les sociétés primitives ou presque, jusque tardivement dans l’histoire des Hommes, ont été anthropophages ; il aurait fallu tenir compte de ce fait et élaborer afin de déterminer ce qui a permis l’émergence d’une question éthique relativement à ce phénomène. Et à la place, nous avons Charlie et ses sophismes d’enfant de quatre ans présentés comme un verbe tombé droit des Évangiles.
Le procédé de l’auteur, monsieur Shun Umezawa, dont je lis ici et là qu’il a mis à nu les contradictions de la société japonaise – ça part mal – est d’une simplicité biblique. Transposez ses babillages pseudo-philosophiques vers un manga traitant d’un sport de combat. Placez là un protagoniste principal et faites-lui affronter des adversaires qui n’ont ni jambes ni bras. Ainsi s’orchestre le débat quand Charlie y va de son prêt-à-penser adolescent, dont on nous sommes de croire qu’il est d’une profondeur abyssale.
Quand bien même ce qu’il proférerait serait pertinent du point de vue du développement argumentaire – ce qui n’est évidemment pas le cas – la manœuvre scénographique est tellement malhonnête qu’un esprit alerte s’en défie instinctivement. Faire avancer ses arguments en tronquant vilement ceux de l’adversaire est en soi un aveu de la foi qu’on a en ses convictions.
Je n’ai honnêtement rien lu de tel depuis Prophecy, Soul Keeper et Sanctuary.
« Oui mais, c’est subtil, vois-tu, car les végans ne sont pas tous présentés comme des gens sympathiques »
Que les opinions en présence ne relèvent pas du manichéisme pur n’en fait pas un récit subtil. Bien que des semblants spécieux de nuances soient vaguement disséminés ici et là, la narration nous flèche chaque fois le chemin pour nous aider à déterminer qui sont les enculés et qui sont les gens bien. Le manichéisme est toujours là, simplement plus larvé qu’à l’accoutumée. Mais si peu, en vérité.
Introduire de fausses nuances dans un raisonnement pour qu’il paraisse moins catégorique est une marque de sophisme assez outrecuidante. Seuls les esprits les moins bien faits se laisseront berner par un procédé d’une grossièreté sans pareille.
Lucy fait partie des gentils car elle est ouverte et tolérante – c’est-à-dire qu’elle n’a aucune conviction fondée ni système immunitaire critique – tous ceux qui émettent des réserves ou des opinions contraires à ceux de Charlie, eux, sont la lie de l’humanité.
Je crois que si je venais à fouiller l’appartement de monsieur Umezawa, il ne s’écoulerait pas deux minutes avant que je mette la main sur quelque relique à même d’attester de son obédience à une organisation antifasciste. Le fait qu’il tortille un peu plus le croupion que ne le fait Tetsuya Tsutsui ne le rend pas plus honnête, simplement plus lâche.
Mais vas-y petit père, déballe-le nous ton prêt-à-penser, sans filtre, sans pudeur ; on mettra l’Internationale en fond sonore et comme ça, on saura à quoi s’en tenir tous les deux.
Les discours sont si faux que j’avais oublié un instant que les personnages l’étaient tout autant. Bien qu’on devine un effort de la part de l’auteur pour nous les rendre crédible, ceux-ci occupent la fonction à laquelle ils sont assignés. Ils représentent une manière de penser plutôt qu’un être à part entière.
Les dessins, quant à eux, me rappelleront immanquablement les esquisses de Naoki Urasawa lorsque celui-ci dessine des personnages blancs. Les nez, les yeux, les formes du visage, on ne peut simplement pas faire l’impasse sur la proximité du style, un peu moins rondelet et charmant dans le cas qui nous concerne. Tout le monde est ici trop beau et esthétisé, écueil auquel ne cédait pas Urasawa.
L’histoire, comme chaque fois dès lors qu’il est question d’une créature issue d’un laboratoire, dérive prévisiblement vers les histoires de complots et manigances, où chacun, au milieu des révolutionnaires et des militaires, se donne de grands airs à vouloir nous imposer sa vision d’un monde.
Dieu merci, Charlie est aussi intelligent qu’il est puissant, aussi n’est-il jamais placé dans une situation de danger, piétinant allègrement le moindre aléa susceptible de se trouver sur sa route. C’est une sorte de Terminator simiesque croisé Spinoza, en somme.
Les armes à feu crépitent, mes paupières s’alourdissent alors que rien ne les motive à rester ouvertes devant ce spectacle lassant, l’histoire qu’on lit a été écrite mille fois auparavant, et en mieux. Si Shun Umezawa se sent de s’inspirer d’une œuvre qui fait foi, qu’il s’en remette à My Home Hero pour voir à quoi ressemble une scène de massacre de civils écrite et dessinée avec méthode et idée.
Comment un manga qui traite du « spécisme » peut-il espérer être reçu avec des fleurs ? Ce qu’il a été au demeurant, si on en juge les récompenses. Autant traiter du bouddhisme qui, des millénaires avant que des urbains dégénérés ne soient trop piqués par leurs névroses, se sont posés la question du respect du vivant sous toute ses formes et ont adapté leur cadre de vie en conséquence. L’auteur, à nous seriner avec ses histoires, croit découvrir l’eau tiède trois millénaires après ses contemporains.
Et puis, de bavardage éthique en bavardage éthique, à nous dispenser la morale par cargos entiers, on aboutit à la promotion insidieuse de la zoophilie. C’est raccord pour qui connaît la pensée antifasciste où, dans le corpus, tout y est proscrit à l’exception de ce qui contrevient ouvertement à l’ordre naturel, à toute morale universelle ou au bon sens le plus élémentaire. Que ceux qui auraient des doute se réfèrent aux archives.
Mal discuter du sexe des anges en trois tomes pour aboutir à l’enculade d’une adolescente par un ouistiti ; c’est la stricte synthèse illustrée de la philosophie sartrienne et de ses féaux. Et c’est ça que je me serai infligé, sous couvert d’une histoire « poignante » et « intimiste » où la réflexion y aurait paraît-il la part belle. Un sophisme gras et vulgaire étalé à pleines pages venu servir de vaseline à une idéologie dégénérée. Qu’on pardonne mes réticences, mais j’ai comme des appréhensions ; des indispositions flagrantes au mauvais goût.
De là, je tiens Darwin’s Incident pour ce qu’il est, le pamphlet d’un antifasciste verbeux, névrosé et mijauré dans l’exposé de ses divagations, celui d’un demi-habile qui ne l’est pas même au quart. Il n’a rien dénoncé, il n’a rien démontré, il a fait mine d’articuler des réflexions dont il était incapable d’aller au-delà de la surface en espérant donner une contenance intellectuelle à ce qui fut dépourvu de la moindre idée neuve. Je ne suis pas certain que monsieur Charles Darwin aurait aimé qu’on prêta son nom à pareille ineptie.