Les mots "Bretagne" et "Guerre de 14-18" sont généralement synonymes de grisaille pour la première et d'horreur boueuse pour la seconde. Il y a donc de quoi s'étonner qu'une bande dessinée conjuguant l'une et l'autre aboutisse sur un des albums les plus chaleureux et colorés de ces dernières années ! Tel fut pourtant le pari du scénariste Didier Quella-Guyot et du dessinateur Sébastien Morice en 2015 avec Facteur pour femmes, leur première collaboration : "prouver qu'il y a des vahinés en Bretagne." Leur effort n'est pas passé inaperçu, mais le duo d'auteurs a-t-il vraiment réussi à créer une histoire suffisamment intéressante pour ne pas cantonner le lecteur à ce Breizh de carte postale ?


Le danger était grand, en effet, de donner corps à une Bretagne de pacotille, pas très loin de celle que l'on vend dans les boutiques pour touristes et attrape-nigauds, et ainsi totalement décrédibiliser le récit. Mais Quella-Guyot et Morice sont heureusement parvenus à apporter suffisamment de substance à leur contrée fantasmée pour séduire un vieux ronchon comme moi, non seulement méfiant à l'égard de la vision caricaturale de sa région dans l'imaginaire français, mais habitué à ses BD sur 14-18 particulièrement sombres et tragiques (Notre-Mère-la-Guerre, L'Ambulance 13... le genre a bien profité du centenaire!).


À l'instar du Yoknapatawpha de Faulkner, l'île du Facteur pour femmes est imaginaire, et anonyme, comme pour mieux marquer sa solitude. Tout juste la savons-nous morbihannaise et perdue en baie de Quiberon. Son éloignement ne l'empêche hélas pas d'entendre le tocsin fatidique de l'été 1914. "Aucune île n'est à l'abri des continents imbéciles" inscrit solennellement l'instituteur sur son tableau noir. Qu'importe que la majeure partie de la population baragouine à peine le français (voilà un hussard noir de la République qui n'aura pas bien fait son boulot...), tous doivent rejoindre les drapeaux. Tous, sauf Maël Gréhat, que son pied-bot empêche d'enfiler le pantalon garance.


Considéré comme l'idiot du village, le jeune homme a cependant de la suite dans les idées, et entend bien profiter de son soudain statut de seul et unique "bachelor" de la petite île. Improvisé facteur, puisqu'apparemment son pied l'empêche de partir à l'assaut des tranchées mais pas de pédaler, il a en effet tout le loisir de rendre visite aux femmes restées "à l'arrière", de les amuser lorsque les envahit l'angoisse du sort de leurs maris, de les réconforter lorsqu'il vient annoncer un trépas, au point de se rendre indispensable et adoré de chacune. Mais le platonisme n'est de rigueur ni pour celui qu'aucune fille ne regardait avant-guerre, ni pour celles dont le lit est bien froid...


De ce concept simple et franchement génial, Didier Quella-Guyot va tirer une histoire non pas tragique et pathétique comme on pourrait s'y attendre, mais amorale et déconcertante. Sans tomber dans le vaudeville, il va en effet traiter son intrigue avec une légèreté de ton assez rafraîchissante, sans parler d'une bonne dose d'érotisme que l'on n'associerait pas volontiers à la campagne bretonne du début de siècle. Était-on (déjà) aussi libertin dans le pays vannetais de 1914 ? Il est permis d'en douter, mais baste, l'histoire est si intrigante et le dessin si plaisant que l'on se prend au jeu.


Car en effet, si le cadre est fantasmé, les personnages sont au contraire d'un réalisme assez troublant. La vision des femmes pendant la guerre, quelle qu'elle soit, tend généralement à se diviser en deux catégories, totalement simplifiées : la sainte toute dévouée à la mémoire de son homme parti défendre la mère-patrie, et celle qui le trompe, par débauche ou par intérêt. Il va sans dire que cette vision des choses est souvent d'origine masculine, ce qui me fait d'autant plus applaudir la démarche de Didier Quella-Guyot.


Sa guerre, contrairement à celle de Svetlana Alexeïevitch, a bel et bien un visage de femmes, avec un s. Ses femmes sont courageuses, travailleuses, rigolardes, blessées, dévergondées, craintives... ce sont des personnages et non des caricatures (à la possible exception de la veuve bien en chair qui déniaise le héros). Le dévouement que la société attend d'elles et que leur prête l'image d'Épinal, elles en font preuve, et plus encore. "Avec l'aide des enfants et des vieillards, les femmes assurent [...] la continuité des exploitations agricoles. Elles peinent à la tâche, s'épuisent, passant du tricot à la fourche, battant le linge au lavoir puis frappant le cul des vaches pour les mener au pré, fauchant le foin pour l'hiver, ramassant les bouses pour se chauffer..."


Il est donc normal elles attendent quelque chose en retour, et pas seulement les lettres de détresse de leurs malheureux maris coincés au front. "On était jeunes, on voulait pas tout perdre avec cette fichue guerre qui s'éternisait, qui s'arrêterait peut-être jamais, et qui nous volait notre jeunesse" résume l'une d'entre elles, des années plus tard.


Ces femmes veulent vivre, tout simplement. Et vivre, ce n'est pas seulement trimer comme elles le font, vivre c'est rire, sourire et faire l'amour - même avec le gringalet au pied-bot. Quella-Guyot a l'intelligence de se garder de tout jugement et de laisser le lecteur se faire le sien. Il n'est pas davantage moralisateur avec Maël, qui franchit pourtant très vite la frontière entre héros et anti-héros, mais dont les motivations sont totalement logiques au vu du passé du personnage. Facteur pour femmes (où est passé le déterminant, au fait?) est tout simplement bien écrit, c'est une histoire traitée avec beaucoup de tact et d'empathie, telle qu'on aimerait en lire davantage dans une époque aussi politiquement correcte que la nôtre.


Le dessin contribue grandement à cette sensation de fraîcheur et d'originalité du récit. Je ne connaissais pas du tout Sébastien Morice auparavant, mais aujourd'hui je ne rate aucune de ses œuvres. Son trait est plein de vie, vif et énergique, ce qui correspond tout à fait à une histoire où il n'est question que de profiter de la jeunesse tant qu'elle est encore là. La double-planche 35, qui dépeint la même scène sous deux angles opposées, suffirait à convaincre n'importe quel aficionado de mettre son nez dans Facteur pour femmes. Et que dire de ses couleurs !!! Il y a incontestablement du Gauguin dans la palette de Morice, qui réussit haut la main son entreprise de "tahitisation" du Morbihan. Ses teintes de bleu, de blanc et d'orange sont un régal du début à la fin.


En parlant de fin, c'est malheureusement là que Facteur pour femmes perd quelques points. Je ne suis pas sûr que le saut dans le temps était le meilleur moyen d'achever le récit de manière satisfaisante, car l'introduction du personnage de Linette, fille d'une des amantes de Maël, est expédiée de façon un peu forcée et maladroite. Enfin, je ne vais pas trop faire la fine bouche, Morice nous gratifie d'une superbe vue du port de ma bonne vieille ville de Vannes et de sa Porte St-Vincent, donc il est content Bertrand ! Au registre des petits défauts, je mentionnerais également la narration, très bien écrite mais parfois un peu envahissante, et le fait que comme dans les BD de Jean-Pierre Gibrat, les femmes soient très belles mais pas toujours faciles à distinguer les unes des autres...


Facteur pour femmes est donc un album particulièrement original dans le petit monde de la Grande Guerre en bandes dessinées, aussi bien de par son intrigue que sa présentation. C'est un récit d'une grande fraîcheur, qui fait réfléchir sur notre rapport à "l'idéal féminin" et aux aléas de la vie conjugale, en plus d'un très beau témoignage sur la vie des Breton(ne)s durant la Première Guerre Mondiale. La Bretagne de Didier Quella-Guyot et Sébastien Morice a beau être de pacotille sur la forme, elle n'en est pas moins très juste sur le fond, et rien que pour cela, je tenais à rendre hommage à ce duo d'auteurs et à cet album que je recommanderais à tout un chacun. Labour vrav, paotred !


*"Un jour il reviendra..." - d'après la chanson Gortoz A Ran de Denez Prigent (nom de la famille des protagonistes en fin d'album, coïncidence?)

Szalinowski
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le 23 déc. 2019

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