Redescente du grand réalisateur au grand mangaka

Grand nom des longs-métrages d'animation parti trop tôt, Satoshi Kon a été aussi mangaka. Proche de la série Mermaid Saga par son sujet, nous avons le manga en un volume Le Pacte de la mer, nous avons le titre Opus et enfin ce recueil de quinze histoires courtes Fossiles de rêves. Il s'agit d'un épais volume de 420 pages, de la dimension d'un tome de l'édition japonaise originale d'Akira, mais la couverture renforcée et le papier utilisé font qu'il est plus épais, plus volumineux en main.
L'illustration de la première de couverture est trompeuse, car elle renvoie à sa production cinématographique. La quatrième de couverture correspond pour l'image nocturne qu'elle offre à la fin de l'unique récit tout en couleurs de cette anthologie.
Pour son principal bonus, l'ouvrage contient quelques pages d'une "Interview de Susumu Hirasawa" intitulée "Satoshi Kon, intransigeant et bienveillant", et cette interview a droit à une page titre illustrée par une photographie où joue l'idée de l'artiste parti en rêve (ceux qui verront la photographie comprendront ce que je veux dire).
L'interview est en fait composé de quatre rubriques sur quatre pages, rubriques reliées par un fil directeur : répondre à la question "Quel genre d'homme était Satoshi Kon ?" Susumu Hirasawa composait la musique de divers films de Satoshi Kon, et le dernier film toujours non sorti à titre posthume porte le titre d'une chanson de ce compositeur. Le musicien s'exprime en poète, c'est un peu ronflant, mais ça passe bien avec quelques bons moments littéraires réussis. J'ai bien aimé le commentaire autour de l'ambivalence signifiée par la pierre préférée de Satoshi Kon. Ce que décrit le compositeur au plan des derniers instants de vie de Satoshi Kon est également fin et cela arrive à cette formule que je ne résiste pas à l'envie de citer, même si elle est à remettre dans le contexte du paragraphe qui la contient : "Il traitait son existence comme une de ses œuvres, et c'est peut-être ce qui lui a permis d'accepter son état."
J'ai eu la surprise d'apprécier l'interview qui pourtant n'avait en aucun cas motivé mon achat. Mais trêve de propos sur celle-ci, il est temps de s'intéresser à l'art de Satoshi Kon lui-même. Les quinze récits ont été publiés de 1984 à 1989. Nous avons en fin d'ouvrage une synthèse des parutions initiales. Les récits sont distribués dans leur ordre chronologique de publication, à l'exception du récit le plus ancien "Les Prisonniers" qui, datant de 1984, est pourtant placé en conclusion de l'ouvrage. Il a aussi pour particularité d'être en deux parties.
On peut croire qu'il s'agit d'une mise en valeur de ce récit. Les commentaires font entendre que cela crée un écho entre la première et la dernière histoire, par leur façon de renvoi à la science-fiction et au modèle du récit Akira, mais il semble plutôt qu'une contrainte technique a présidé à ce report en fin d'ouvrage. Les douze premières histoires ont pu être reproduites à partir des planches originales, mais ce n'est pas le cas des 13e et 15e histoires. La treizième histoire "Le Dauphin du désert" est assez courte (8 pages). L'avant-dernière "Les Aventures du vénérable Bashô" tient en deux pages avec un principe d'exception. Le récit ne commence pas sur une page de gauche, mais sur une page de droite. Les deux pages étant réunies du coup. La dernière histoire en deux parties, "Les Prisonniers", a donc été reproduite à partir des pages même d'un exemplaire du magazine, et elles ont un gris sale, mais il n'a rien de dérangeant à l'œil, on n'y prête pas attention. Plein de gens ne se rendront même pas compte du problème. Ce récit final occupe une belle portion de l'ouvrage tout de même (pages 357-414).
Bien que ce soit une conséquence de la distribution chronologique, l'unique récit en couleurs est bien intégré à l'ensemble, il est plutôt vers le milieu de l'ouvrage, et sa dernière page peut entrer en résonance à la fois avec le dessin final du premier récit et avec la tombée de la neige dans le récit onirique en noir et blanc "Joyful bell". Le seul regret quand au récit en couleurs c'est qu'il manque le texte décrivant par anticipation Tokyo en 2019 en bas des pages, texte qui accompagnait la bande dessinée lors de la publication originale en magazine. J'aurais été curieux d'apprécier la relation entre les deux.
L'éditeur Pika Graphic fournit aussi un lot de notes de bas de page. Elles sont très peu nombreuses, sobriété préférable pour ne pas décrocher de la lecture, mais elles sont efficaces.
De toute évidence, Satoshi Kon a une affection pour les mangakas du Weekly Shônen Sunday. Un autre manga de Satoshi Kon Le Pacte de la mer s'inspire de Mermaid Saga ou de son début Mermaid Forest. Ici, nous avons un personnage dont le t-shirt exhibe un dessin de Lamu (l'héroïne de Urusei Yatsura). Mais, Satoshi Kon est visiblement aussi un admirateur de Mitsuru Adachi et de son manga Touch. Les 2e et 3e récits "Remue-ménage" et "Les enfants de la balle" parlent de base-ball, du koshien, de la nécessité de ne pas compromettre de violences pour ne pas être exclu d'une compétition, de sportifs qui ont des fantasmes sexuels d'adolescents. On sent clairement que Touch a fait rêver Satoshi Kon à l'époque. Cela se confirme avec un détail du récit La Bête, un des plus longs de cette anthologie. Dans le Japon médiéval des samouraïs, disons vers les XIVe à début du CVIe siècle, sinon plus largement entre 1180 et 1580, nous avons une rivalité de deux seigneurs, l'un portant le nom de Tatsunobu et l'autre de Katsunobu. Dans Tough, les deux frères jumeaux avec leur rivalité autour de la même fille s'appellent Tatsuya et Katsuya.
Toutefois, Satoshi Kon ne raconte pas du tout à la manière de Rumiko Takahasi, ni même à la manière de Mitsuru Adachi. Notons d'ailleurs que Satoshi Kon n'arrive pas du tout comme Mitsuru Adachi à décrire une partie de base-ball de manière excitante pour les quelques pages où il s'y essaie. Mais Satoshi Kon est surtout à l'école alors nouvelle de l'auteur du manga Akira, Katsuhiro Otomo. Que ce soit le dessin des visages ou la manière de raconter, c'est très clairement son modèle. Et plusieurs récits sont clairement inspirés de l'univers de Akira. C'est forcément le cas pour l'unique récit en couleurs. Il se situe exprès dans le monde de Akira dans un récit-hommage. Le premier récit "Sculpture" a d'autres inspirations, mais on retrouve les problématiques de Katsuhiro Otomo avec une traque par des humains ordinaires d'une catégorie de la population qui a des pouvoirs spéciaux. Il s'agit de s'emparer d'eux par la ruse, le recours à des traîtres, on retrouve le motif de la drogue qui sert ici à piéger, puis on a l'idée de la conscience qui ne peut pas être emprisonnée dans un robot jusqu'à la révélation de l'image de fin de récit.
D'ailleurs, quand on ouvre le volume, on a un effet d'écho entre le dessin de la première de couverture qui renvoie à l'oeuvre cinématographique : la petite fille et les clowns, et la fausse page de titre (la page 1 après la couverture si vous préférez) qui reprend ce dessin de fin de premier récit.
Passé à l'école de Katsuhiro Otomo, Satoshi Kon a un récit fluide et qui met rapidement dans l'ambiance et l'action, au point qu'on ne se rendrait pas compte que c'est un art, on croirait une simple banalité, le simple effet naturel d'une histoire qu'on raconte. Pourtant, pour certains passages, j'avoue ressentir un début de confusion quand ça se succède trop rapidement et que les images ne me semblent pas tout dire clairement, mais j'ai très peu de ces moments-là tout de même sur l'ensemble du volume.
Pour les dessins, j'ai un peu de mal pour bien en parler pour l'instant. Il m'est beaucoup plus facile de parler du génie de la mise en page et de la valeur expressive des dessins d'un Osamu Tezuka, d'un Mitsuru Adachi, d'un Taiiyou Matsumoto ou d'un Akira Toriyama, j'ai encore besoin de me créer une façon de parler des dessins de mangaka d'un Satoshi Kon ou même d'un Katsuhiro Otomo. Ce n'est que partie remise.
Cela reste tout de même de très bons dessins, de très bonnes mises en page. On ressent aussi une bonne variété des dessins sur les pages, malgré l'abondance de cases où seuls les personnages sont dessinés, ou s'ils ne sont pas seuls dessinés l'art de représentation du décor, surtout bien sûr en ville ou quand il s'agit de voitures, est une sorte de réalisme rudimentaire ou paresseux. Ce sentiment d'économie des moyens me gêne parfois. Ou une économie ne serait pas si choquante s'il y avait plus de fantaisie dans les décors. Parfois, on sent des lignes droites brutales dans la représentation d'un toit, d'une voiture, d'un mur de briques. Cela me déconcerte quelque peu.
Pour ce qui est des histoires, elles sont prenantes. Je suis même plus pris par cette anthologie que par Le Pacte de la mer. Les histoires sont aussi beaucoup moins difficiles à lire et interpréter que les films, du moins que les films Paprika, Perfect blue, voire Millenium Actress, puisque Tokyo Godfathers est pour sa part plus accessible.
Malgré le titre, toutes les histoires ne se lovent pas dans l'onirique et le fantastique. Il y a plusieurs récits sans fantastique, et même quand il y a du fantastique on n'est pas du tout dans des ruptures logiques difficiles à surmonter pour comprendre où veut en venir l'auteur.
En clair, on peut dire que du coup c'est une excellente porte pour entrer dans son univers. On peut lire cette anthologie et voir ou revoir les films ensuite.
Une constante qui ressort nettement de ces récits, c'est le caractère en trompe-l'œil des situations et des personnages. A plusieurs reprises, une situation va faire d'un personnage répréhensible une sorte de héros. Le récit "Un été sous tension" est celui où l'ambivalence est préservée au-delà du récit. Une sympathie demeure en faveur du garçon personnage principal de l'histoire. Le récit "Mise au point" est plus satirique avec un récit qui met en pièces l'hypocrisie d'une autorité adulte exercée sur des lycéens. Le récit est construit comme un renversement progressif. C'est un peu artificiel, un peu ficelé avec quelques facilités, mais cela demeure un récit marquant du volume. Il faut dire que la toute fin de "Un été sous tension" use aussi d'une facilité scénaristique. Au passage, je pense que le mangaka de Love x dilemma s'est inspiré de récits de Fossiles de rêves, précisément les deux qui se suivent "Un été sous tension" et "Mise au point".
Le récit "Ce n'est qu'un au revoir" est une satire d'une bande de copains lycéens bientôt étudiants complètement hypocrites. Ceux-ci veulent se dépuceler avant la vie adulte, et alors qu'un a une petite amie qui a la cote, ils choisissent tous de se rendre en groupe du côté de relations tarifées, sauf qu'ils commencent par ramener deux filles qui, entrant dans leur jeu, se font offrir tout dans la soirée. Et petit à petit, la soirée tourne mal et les vérités s'énoncent. La dernière page passe l'éponge, on accepte les gens tels qu'ils sont, mais tout de même la note glauque de l'histoire et les infidélités restent à digérer.
Le récit "Les Kidnappeurs" assume la perversité de son retournement de situation dans la dernière page. Il n'y a en réalité qu'un seul kidnappeur, le second n'est qu'un voleur qui se retrouve dans la situation d'un kidnappeur. Le récit est complaisant pour les personnages. Il s'agit de s'amuser avec le sourire.
Avec ses fantômes, le récit "Les Invités" gagne tout de suite en intérêt esthétique. On comprend d'où peut venir cette idée de la série Mieruko-chan d'une lycéenne qui voyant les fantômes fait semblant de ne pas les voir pour ne pas créer d'interactions. C'est très mal amené dans la série animée de 2021, mais ici dans le récit on retrouve ce principe, pas en parfaitement amené, mais ça a un peu plus de cohérence et de sens tout de même.
Le récit "La Bête" nous plonge par exception dans un lointain passé historique de samouraïs. Je ne vais pas vous révéler ce qu'est la bête, mais le récit n'est pas tellement intéressant pour le suspense autour de cette présence inconnue et mystérieuse, et lorsqu'elle survient la vraisemblance de la bataille finale est très problématique. Le récit est plus intéressant pour ce qu'il raconte sur les personnages.
Après le récit "La Bête", je dirais qu'une transition s'amorce, les récits ne seront pas difficiles à comprendre, mais on commence tout de même à approcher des récits un peu délirants et ésotériques de l'auteur de Paprika. Les récits deviennent de plus en plus libres et oniriques. Notons que pour "Au-delà du soleil", nous avons une longue course-poursuite à la manière des scènes finales de l'émission Benny Hill qui passait régulièrement à la télévision dans les années 1980. C'est une espèce de face jusqu'à l'image finale surréaliste.


Personnellement, en lisant l'histoire, sachant que cela allait finir dans la mer, j'avais dans l'idée qu'une fin géniale mais dramatique, serait que l'enfant en réchappe, mais pas la grand-mère qui après s'être éclatée comme une folle, mourrait noyée. Satoshi Kon a préféré rester comique jusqu'au bout, en renchérissant dans l'invraisemblable. On peut tout de même lire une même idée de fin, la vieille femme meurt heureuse dans ce dernier "incident" de sa vie.


Les récits "Au-delà du soleil" et "Joyful bell" ont des notes fortement heureuses. Bien avant Tokyo Godfathers, "Joyful bell" est une histoire de Noël. Si on est un tant soi peu attentifs, on peut anticiper la fin. Une surprise est la mention du nom de l'auteur au sein de ce récit.
Je m'abstiens de commenter les trois dernières histoires. Nous avons deux récits délirants, puis une histoire finale plus sombre à la Akira.
Bye bye...

davidson
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le 22 févr. 2022

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