Jours de sable
7.7
Jours de sable

Roman graphique de Aimée de Jongh (2021)

Jours de sable est une bande dessinée publiée par Aimée de Jongh au printemps 2021. Elle met en scène le jeune photographe new-yorkais John Clark, qui doit réaliser un reportage dans l'Oklahoma à la fin des années 30 afin d'y documenter la misère vécue par les fermiers chassés par la désertification progressive du Dust Bowl. Mêlant récit naturaliste à la Steinbeck dont on partage l'ambiance, didactisme assez appuyé et parcours initiatique, la BD a pour ambition à peu près égale de documenter un désastre humain et écologique bien réel (à renforts d'ailleurs de photo d'époque en début de chaque chapitre), d'interroger le lecteur sur les pouvoirs limités de l'image face à la crise et de concevoir une tranche de vie mélodramatique sur un jeune homme confronté à la perte de ses quelques illusions. En dépit d'un certain pouvoir attractif que peut avoir le trait panoramique et de l'obtention de plusieurs prix, le bouquin est malheureusement loin de valider, à mon avis, ces objectifs grandioses.


Pour son pan le plus documentaire, je dirais que Jours de sable tape à peu près sur un 50/50 en terme d'efficacité. Si on prend un intérêt non feint à regarder les photographies du Dust Bowl qui ornent le bouquin (et qui se retrouvent en général directement adaptées sous la forme d'une scène du chapitre équivalent) et à parcourir la documentation qui clôt le volume, le didactisme passe dans l'écriture par des personnages fonctions servant purement à être des objets de discours (les noirs victimes de la ségrégation, les enfants qui n'en finissent plus de crever de leurs poumons éclatés, les campagnards suspicieux etc) et se trouvant donc par là être assez inintéressants d'un point de vue dramatique. La première partie du récit se barde d'assez nombreuses scènes où le protagoniste, seul, exprime à voix haute des pensées extrêmement descriptives et artificielles qui sont d'autant plus gênantes que la bonne composition du bouquin aurait permis sans souci de laisser ces scènes muettes. J'ai bien aimé parcourir l'univers fantomatique et inquiétant de morbidité d'un désert en cours de formation, mais je ne dirais pas non plus que j'ai eu une profonde scission de mes représentations devant Jours de sable.


D'un point de vue peut-être plus politique, je suis franchement dubitatif sur un angle sous-jacent qui perce tout le bouquin dans sa conception de récit initiatique et qui m'emmerde vachement. Le protagoniste, John Clark, incarne bien trop pour être honnête ce cliché du personnage de citadin ignorant de la vraie difficulté de la vraie vie des vrais gens (alors qu'il est lui-même relativement désargenté au début du récit), qui va découvrir que, quand même, « ils donnent tout alors qu'ils n'ont rien », et que ce sont de chouettes types que ces petites gens de la campagne qui ont été victimes du désintéressement des pouvoirs publics et de l'aveuglement écologique d'une exploitation intensive de la terre. Les pécores ne sont là que pour en être et pour être révélés sous l’œil du new-yorkais qui vient les contempler ; on essaie de nous faire passer la pilule de cette écriture foireuse en mettant le personnage en proie à une crise de conscience qui lui fera bazarder tout son matos, mais là encore la réflexion de l'autrice enferme tout le questionnement économique soulevé par son récit dans le prisme bien limité de la conscience d'un individu extérieur à cette société et qui daigne lui offrir sa dignité en acceptant de s'y intéresser. Ca pue un peu tout de même, ça a un vieux relent Into the wild faussement babos quand le personnage décide ultimement de se dépouiller de tout pour repartir en stop avec un nouveau nom. Les éléments de mélodrame qui sont censés donner du corps à ce revirement du héros ne sont guère poignants puisqu'on se fout pas mal de la galerie de personnages qui sont censés former avec lui le personnel de la BD. Y a des enfants morts, il tombe amoureux d'une femme qui va claquer directement, et ça s'arrête là. Bof.


L'échec du récit à construire cette réflexion autour de son protagoniste contamine malheureusement le propos plus méta qu'il est censé contenir sur la mise en doute du pouvoir des images (de la photo mais tout autant de la BD, imagine-t-on) à prendre le réel à bras le corps. Le sujet a pas mal de mal à exister en-dehors de ce que le héros en verbalise trop frontalement, et si l'intrigue s'ouvre très vite sur la question de la manipulation du réel par le photographe qui compose et met en scène, l'histoire n'en fera à peu près rien. John Clark aura une vague embrouille avec un type sur le pas de sa porte pour une raison à peu près futile et puis c'est marre. Là où l'ironie se fait tout de même un peu amère, c'est que dans ce récit qui veut employer le texte et la littérature pour attaquer l'image, le texte ennuie et les moments les plus prenants du bouquin sont de purs effets graphiques de coloration et de composition qui délaissent toute forme de bulle comme de lignes de dialogue : un envahissement d'un marron – jaune bizarrement doré et boueux, plein de taches et de strates, qui finit par exploser toute la page et qui nous fait très bien sentir l'inéluctabilité de la poussière, la juxtaposition de trois double pages au dessin identique de maison en coupe mais dont la coloration est de plus en plus brune et noire, l'effacement totale sur une autre double de toute forme de décor dans un blanc virginal, attendu mais assez touchant pour évoquer une mort, pour se resserrer sur ce jeune homme au chevet d'une femme qu'il ne saurait pouvoir sauver. Une brève case de flashback viendra complètement tordre la coloration qui domine dans le reste du livre pour rappeler ce qu'a été brièvement l'Oklahoma avant que la surexploitation des terres ne crée les tempêtes ; et cette petite fenêtre ouverte sur une colorimétrie idyllique rend d'autant plus cruelle par contraste le gris jaunisé du reste.


C'est un livre qui n'a pas l'air de se faire bien confiance au fond. Et c'est regrettable car les étaies qu'il emprunte pour ne pas se casser le dos sont ceux de stéréotypes assez malvenus.

S_Gauthier
5
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le 16 mars 2025

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S_Gauthier

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