Lire Judge Dredd : Les Affaires Classées, c’est comme feuilleter les archives d’un futur qui aurait mal tourné. Une décennie entière d’anticipation dessinée, passée au filtre du cynisme britannique et du noir et blanc nerveux des années 70–80. Je me suis lancé dans cette collection en 2016, sans grande attente, et depuis je guette chaque nouvel album annuel comme un rituel. Delirium publie un tome par an, et cette lenteur me convient parfaitement : Judge Dredd n’est pas une série qu’on dévore, c’est une œuvre qu’on accompagne — patiemment, presque religieusement. Dix volumes plus tard, je sais que je n’en verrai jamais la fin. Mais après tout, Dredd non plus n’a pas de fin : c’est l’un des rares comics dont la publication n’a jamais cessé depuis 1977.
Sur le plan éditorial, rien à dire : Delirium fait un travail exemplaire. Les volumes sont beaux, solides, clairs. Papier épais, noir et blanc profond, rédactionnels soignés — un vrai plaisir d’éditeur. C’est une collection qu’on collectionne avec fierté, un pan d’histoire du comics britannique enfin réuni dans un format digne de son importance. L’éditeur a compris qu’il ne s’agissait pas seulement de republier Judge Dredd, mais de préserver un patrimoine. Chaque tome, couvrant une année de parution du magazine 2000 AD, capture une époque, un ton, une vision du monde. Et cette cohérence dans le temps, cette continuité sans reboot ni relance, confèrent à l’ensemble une densité presque unique dans l’histoire du médium.
Les premiers volumes, soyons honnêtes, demandent un effort. Le trait rugueux de McMahon, la narration à la hache, l’humour absurde, la satire qui frôle parfois la farce — tout cela porte la marque de son époque. On sent encore la BD de kiosque, nerveuse, provocatrice, bricolée. Mais au fil des années, une transformation s’opère : le grotesque s’assombrit, le rire devient grinçant, la satire cède peu à peu la place à la critique sociale et politique. Judge Dredd bascule alors d’un pulp anarchique vers une science-fiction dystopique et sérieuse, où le fascisme et le conformisme deviennent les véritables monstres de Mega-City One. Et cette mutation progressive est passionnante à observer.
Sur le fond, la série reste d’une modernité confondante. Relire ces histoires des années 1977–1987, c’est mesurer à quel point les auteurs avaient tout compris avant tout le monde. Sous le vernis d’action, ils prophétisaient déjà nos sociétés actuelles :
la dérive autoritaire d’un État policier assumé (et non efficient), la dictature du spectacle et de la consommation, la religion des médias et la quête du buzz avant l’heure, la peur écologique, la banalisation de la guerre et la déshumanisation par la technologie.
Certains épisodes anticipent littéralement les réseaux sociaux, l’économie de l’attention, et l’effondrement de la pensée critique — trente ans avant que ces mots ne deviennent familiers. Dans Mega-City One, tout le monde veut être vu, aimé, noté, puni ou effacé. Et au milieu de ce chaos bureaucratique, Dredd reste inébranlable : juge, jury et bourreau d’une humanité qu’il ne comprend plus, mais qu’il administre comme une machine.
C’est d’ailleurs ce paradoxe qui rend la série fascinante. Dredd n’est ni un héros ni un salaud : il est le produit parfait d’un système malade, l’incarnation d’une loi qui ne protège plus personne. En cela, Judge Dredd est une œuvre politique d’une rare intelligence — plus proche d’Orwell et de Ballard que des comics de super-héros. Et malgré ses outrances, malgré ses excès visuels, elle garde une pertinence qui donne parfois le vertige.
Au-delà du propos, le plaisir demeure celui du feuilleton : chaque épisode est une petite charge de satire, un gag noir, une gifle sociale. Lire cette collection à raison d’un tome par an, c’est retrouver ce rythme sériel d’autrefois, cette attente fébrile du prochain numéro. Et c’est, surtout, voir se construire peu à peu un univers cohérent, démentiel, mais terriblement humain.
En définitive, Judge Dredd : Les Affaires Classées est une lecture aussi exigeante que gratifiante. Oui, certains récits ont vieilli. Oui, l’humour anglais des débuts peut sembler lourd. Mais derrière les traits grossiers se cache une œuvre visionnaire, d’une richesse thématique et d’une cohérence rares. Delirium nous en offre la meilleure porte d’entrée possible, patiente, sérieuse, respectueuse.
Un indispensable pour qui aime la science-fiction politique, la satire sociale et la BD britannique dans ce qu’elle a de plus libre. Judge Dredd n’est pas qu’un policier du futur : c’est le miroir de notre présent. Et si la route vers la complétude est longue, c’est une route que je suis heureux d’emprunter, année après année, aux côtés de ce juge que personne n’a jamais vraiment acquitté.
Dans 10 ans, je ferai la critique des tomes 11 à 20 :)