L'Homme gribouillé
7.3
L'Homme gribouillé

BD franco-belge de Serge Lehman et Frederik Peeters (2018)

Au moment de conclure sa série de science-fiction Aâma, qui pousse les ambitions narratives de Frederik Peeters jusque dans leurs derniers retranchements, il y a fort à parier que l'auteur ne savait plus quoi raconter. Depuis, il a trouvé une bonne manière de relancer la machine : débaucher des scénaristes dont l'univers pouvait s'accorder avec le sien, qui côtoie de plus en plus étroitement l'irrationnel. Après une exploration de l’Éros en compagnie de Loo Hui Phang dans L'odeur des garçons affamés, vient logiquement Thanatos. L'homme gribouillé réalisé avec Serge Lehman est en effet son œuvre la plus sombre et violente, la sempiternelle pluie parisienne dissimulant des secrets meurtriers, entre fiction et réalité.


Scénario : La collaboration entre les deux auteurs ne partait pas du bon pied : les précédentes publications de Serge Lehman sont « tombés des mains » * de Frederik Peeters et il a même jugé son scénario mijoté depuis les années 90 « trop cérébral » *. Pas dépité pour autant, il s'est évertué à apporter « l'étincelle de vie » * au récit. Ce, par un approche intimiste où la subjectivité du personnage principal est pleinement ambivalente. Employée dans la maison d'édition qui publie les livres de sa propre mère, Betty cultive un cynisme frustré qui coexiste avec une certaine tendresse, d'où résulte des sentiments mitigés et flottants très efficacement exprimés par une voix-off caractéristique du style de Frederik Peeters. Le regard qu'elle porte sur sa propre fille adolescente le montre bien : « je ne sais pas si je l'aime ou si je la déteste ». Il donne ainsi une sensibilité aux réflexions psychanalytiques teintées d'ésotérisme du scénariste, qui meut les personnages dans une intrigue horrifique où se mêlent dans le sang mensonges familiaux, corbeau humanoïde ultra-violent, écrivain libidineux aux douze doigts, rabbins israélites armés de battes de base-ball, golem à la vieillesse millénaire, sans oublier une société secrète qui pratique la psycho-géographie. Pour réunir tout ce petit monde dans un climax qui n'a pas peur du gigantesque. Autant dire que l'émulsion tient facilement en haleine durant les plus de 300 pages du récit.


Dessin : Peeters n'a pas boudé son plaisir en dessinant ces nombreuses planches qui installent une atmosphère inquiétante et insaisissable, insufflant une noirceur opaque à chaque décor, des familières rues parisiennes jusqu'aux délirants cauchemars de Betty. Les impressionnants effets de pluie, de brouillard et de neige, l'esthétique gothique et la mise en scène dynamique inspirée du manga pour les scènes d'actions frôlent le formalisme sans jamais s'y complaire, tant chaque élément trouve sa place dans cet univers fortement évocateur.


Pour : Mais cette force d'évocation repose avant tout sur la cohérence de l'écriture qui dépasse des apparences fourre-tout pour mener une réflexion passionnante sur la fiction. Les éléments perturbateurs du récit trouvent en effet leur source dans la mythologie, qu'elle soit juive pour le Golem ou contemporaine avec la figure de Max Corbeau, tueur en série imaginé de toute pièce pour couvrir des activités clandestines mais pourtant bien réel lorsqu'il pourchasse Betty et sa fille. Il représente toute l'inquiétante étrangeté des mythes, qui échappent des mains de leurs créateurs pour semer la terreur. La dernière partie révèle que cette force spirituelle peut être aussi bien néfaste que vertueuse quand la spontanéité orale de la mise en récit, renvoyant à son origine même, peut se révéler comme seul remède à un mal autrement invincible. Ce sont deux manières d'instrumentaliser la fiction qui se mêlent : l'une pour dissimuler et exercer un pouvoir sur les esprits, l'autre pour apaiser et transmettre une certaine éthique. Serge Lehman a donc développé son scénario avec toute la richesse d'une pensée dialectique, démontrant symboliquement le pouvoir d'envoûtement et de création magique des mythes, ceux-ci pouvant se montrer aussi bien obscurantistes et destructeurs que protecteurs et créateurs d'émotion.


Contre : L'envolée spectaculaire de la dernière partie du récit est un peu superflue. L'interprétation graphique que fait Frederik Peeters du Golem contribue d'ailleurs à rendre la situation quelque peu grotesque.


Pour conclure : Au carrefour du polar et du fantastique, du scientifique et de l'ésotérique, les auteurs ne prennent aucun chemin préétabli. En résulte une capacité de surprendre constamment renouvelée. Elle se traduit premièrement par un mélange de registres audacieux, de l'épouvante au mystère en passant par l'humour et le drame. Et quand les émotions éprouvées se dissipent, il reste une formidable exploration réflexive sur le thème de la fiction et de la mise en récit des mythes. En ne résolvant finalement pas tous les cheminements de l'intrigue au moment de sa conclusion, les auteurs appellent à l'imagination du lecteur pour combler les vides. Une belle manière de démontrer une dernière fois le caractère volatile et insaisissable du récit.


(*) Voir l'interview publiée dans le numéro 110 de la revue Casemate

Marius_Jouanny
8
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Créée

le 23 nov. 2018

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Marius Jouanny

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