Brüno et Fabien Nury sont deux artistes de bande-dessinée que j'apprécie beaucoup, notamment pour les excellents Tyler Cross. Je me suis donc facilement laissé tenter par L'homme qui tua Chris Kyle quand j'ai remarqué leurs deux noms au-dessus du titre. Toutefois, le pitch ne me semblait pas des plus originaux ou des plus accrocheurs. De fait, on ne compte plus les ouvrages sur l'envers du mythe américain, sur les anciens combattants abandonnés à leur sort, sur le rapport des Américains à la violence ou à l'argent... Il faut beaucoup de subtilité et de talent pour renouveler le sujet. Malheureusement, il me semble que l'entreprise échoue avec ce "reportage graphique".

La faute à un sujet éculé en premier lieu. Tout le monde a vu ou entendu parler du film American Sniper, et personne n'a échappé aux débats autour de ce film. Nous avons tous lu des avis favorables ou critiques sur le film de Clint Eastwood, et différentes analyse sur le rapport qu’entretiennent les Américains avec leurs héros, la violence et la guerre de manière générale. Il est clair que L'homme qui tua Chris Kyle n'apporte pas franchement un éclairage révolutionnaire sur le sujet. Sur le recours à la violence comme exutoire social, le roman Dernier jour sur terre de David Vann est par exemple bien plus convaincant. L’auteur américain explore de manière subtile la psyché d'un adolescent qui d'échecs en abandons va finir par prendre les armes et commettre une tuerie de masse dans son université. Plus proche encore du sujet, on peut citer le film "L'assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford", magnifique fresque désabusée sur le Far West et l'ambivalence des légendes humaines au États-Unis.

Seconde faiblesse de cette bande-dessinée, sa narration et son ton. Alors qu'un parallèle avec le western aurait été des plus excitant et des plus élégant (clin d’œil à Clint Eastwood, à l'assasinat de Jesse James, au mythe américain du héros flingue à la main qui dézingue tous les "méchants"...), le roman graphique de Brüno et Nury se vautre dans un effet documentaire des plus ennuyeux. On enchaîne les chapitres aux titres un peu grandiloquents, les interviews télévisées dessinées (!), les retranscriptions de rapports de police ou d'appels téléphoniques... Bref, un manque terrible de recul et d'inspiration narrative. On a l'impression de regarder un reportage Arte collé sur papier avec des dessins. Et même si le trait épais et expressif de Brüno est toujours plaisant, on ne retrouve pas le dynamisme ou l’audace des cadrages explorés dans ses autres œuvres. A tel point, que les interviews télés sont des copiés/collés en alternance d’images identiques sur quatre pages d’affilée.

Ce qui manque à L'homme qui tua Chris Kyle, c’est un fil conducteur, une intention. Contrairement à ce qu'indique le titre, nous nous intéressons autant à Chris Kyle lui-même, son épouse et son entourage qu'à son assassin. Le portrait de ce dernier est brossé assez rapidement et les motivations de son geste resteront finalement assez obscures. Il faudra attendre les deux dernières pages pour qu’on nous exposer de manière un peu pompière une tentative d'explication très superficielle et discutable.

A vouloir comprendre la mentalité de Chris Kyle, explorer la psyché d'Eddie Ray Routh, dénoncer la vénalité de Taya Kyle, pointer du doigt les dérives du militarisme américain et la culture du héros, Brüno et Nury se perdent. Leur sujet leur échappe et on se retrouve à parcourir 150 pages d'enquête sociologique et de documentaire télévisé plus ou moins intéressants, plus ou moins pertinents, plus ou moins bien présentés et mis en perspective. Même si certaines choses sont pointées du doigt, l'ensemble reste assez ennuyeux et n'apporte pas vraiment de réponses ou même de point de vue clair. Le bouquin se contente souvent d'enchaîner des documents bruts (appels téléphoniques, interviews télés, témoignages...), preuve que les auteurs ont potassé leur sujet, mais n'ont pas suffisamment digéré les infos pour en tirer une histoire ou une interprétation. Si je veux écouter les interviews de Taya Kyle, il existe YouTube, et je n'ai pas besoin que Brüno et Noury me la retranscrivent en bande-dessinée (même si j'adore toujours ces dessins !).

ZachJones
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le 14 déc. 2023

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Zachary Jones

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