Mon cher Luke,
Je n'y croyais pas. Je t'avais pourtant vu, dressé sous une pluie battante, la main prête à saisir le colt. Je t'ai guetté dans la vitrine de mon libraire préféré. Et je l'avais vu, ce titre écrasant, ces lettres blanches fusant sous l'orage qui te promettaient une fin tragique. Je n'y croyais pas. Tu es le tireur le plus rapide de l'Ouest. Tu es Luke le chanceux, Luke le veinard, Luke le trompe-la-mort. Tu es Lucky Luke! Pourtant te voilà face contre terre, écrasé sous les hurlements triomphants de ton assassin anonyme. Mais qu'a-t'il bien pu t'arriver?


Pour mieux le raconter, Matthieu Bonhomme opère un retour en arrière.
Quelques jours plus tôt, donc, Lucky Luke débarque nuitamment dans une petite bourgade de mineurs, Froggy Town la bien-nommée. La pluie tombe dru et les grenouilles pullulent. Luke est fatigué, son tabac est trempé, foutu. Et ce n'est pas facile tous les jours d'être Lucky Luke. Éternel trentenaire, il en a vécu des aventures. Lui-même ne sait plus très bien depuis combien de temps il arpente les plaines et les déserts arides de l'Ouest Américain. Il ne peut espérer passer inaperçu.
Dans une ville où les armes sont confisquées d'entrée de jeu par un shérif à trois têtes et où la pénurie de tabac s'étend jusqu'aux terres indiennes, l'air n'est pas des plus sain pour un cow-boy solitaire loin de chez lui. Mais sa réputation n'est plus à faire et il est difficile pour lui de refuser son aide. Il réservera néanmoins son ouaip d'approbation, trop méfiant pour se laisser forcer la main sans sourciller. Main qui finit par trembler d'ailleurs... L'air de Froggy Town ou la disette de tabac?


Même si sa main tremble, c'est bien Lucky Luke, dans cette éternelle chemise jaune dont il ne se départirait jamais, même lorsqu'il doit enfiler un costume. Sa silhouette s'est faite plus longiligne, son regard plus sombre sous le rebord du chapeau blanc. Même son cheval est redevenu la monture muette - mais non sans malice! Pourtant on le reconnait au premier coup d’œil, notre cow-boy. Qui n'en est plus à son premier visage. De même que Goscinny a affûté son caractère pour ciseler la fine gâchette aux nerfs d'acier et au cœur d'or, Morris a affûté son crayon et les traits de son héro au fil des albums.
Et Bonhomme lui rend un bel hommage. On retrouve les larges scènes de foule et les cadrages soignés chers à Morris. C'est l'occasion pour le dessinateur de montrer qu'il ne manque pas de talent. Le naturel solitaire et taiseux de son personnage justifie de très belles planches monosyllabiques voir muettes, où se déploient les paysages de l'Ouest, soulignés par une mise en couleur arbitraire et efficace que le maître n'aurait en rien renié.
Il adoucit la caricature, pour esquisser des êtres plus nuancés. La vilenie n'est pas toujours là où on l'attend, ne résultant pas d'une simple fatalité. Cela mène a une conclusion douce-amère où la justice n'est pas si triomphante. Mais la vie est rude pour les mineurs et l'or est toujours trop rare pour ne pas attiser convoitises et rancœurs. Une vie qui avili, une vie qui use prématurément et pousse les hommes de bien dans leurs derniers retranchements.


Mais Luke, lui, ne peut être que la légende qu'il incarne. A l'inverse de Jack Beauregard qui doit "mourir" pour que le mythe reste intact, Luke doit vivre pour rester un héro sans tache. L'on peut bien proclamer la mort de la légende, Matthieu Bonhomme nous montre qu'elle n'a jamais été aussi vivante. Avec une patte qui lui est propre, il retranscrit l'univers de Morris sans le dénaturer, prouvant décidément que la légende est éternelle.


Car mon cher Luke, tu n'as jamais été aussi chanceux que ressuscité sous ses coups de crayon.

Cocolicot
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le 2 sept. 2016

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