"Je suis l'Océan Pacifique et je suis le plus grand..."

Il me semble difficile pour moi d'écrire une critique - ou chronique, c'est selon - sur une de mes œuvres préférées. Je ne pense pas être le seul, loin de là, mais mettre un dix à un ouvrage relève vraiment de la subjectivité pure, de quelque chose qui m'a profondément marqué et ému par la justesse du propos et en l’occurrence, du dessin. Pour autant, je n'irai pas jusqu'à dire que c'est mettre la note maximum par pur péché mignon non plus. En gros, quand je mets un fat 10, ça a beau être subjectif, c'est loin d'être irraisonné. Au contraire, c'est plus pour moi la longue maturation d'un avis et du fait que je suis intimement convaincu de la perfection d'une œuvre. Enfin bref, écrire sur une telle bande-dessinée qu'est La Ballade de la mer salée, est un énorme défi personnel : c'est un peu comme s'exposer soi sur sa conception de la perfection manifestée dans les cases. A l'occasion, cette BD (ou roman graphique pour le coup), a vraiment une portée initiatique pour moi (pensez fort à Rimbaud, à qui je dois beaucoup. Je parle m’appuie un peu sur le "Bateau Ivre", mais aussi sur sa vie de vagabond impertinent).


Bon j'ai plein de trucs à partager et à raconter à propos de cette BD que je sais pas trop par où commencer. Egalement, j'ai un peu peur de ne pas être la hauteur de la magnificence des cases, donc pas facile de se lancer. En gros, je pourrais parler simplement du contenu, des thèmes et être en somme assez quantitatif, mais c’est précisément ce que je veux éviter. Je veux vraiment expliquer pourquoi ces thèmes, etc. sont parfaitement exploités. Et assez logiquement, l’argumentation et le qualitatif, c’est plus dur à exprimer. Surtout dans le cas présent, qui me prodigue plutôt des sentiments diffus et des idées (-aux) un peu vagues, abstraits. Mais ne t’inquiète pas, tout va s’éclaircir de la nébuleuse de ma pensée, enfin du moins je l’espère. C’est presque simpliste, mais je trouve que tout est génial ! L’histoire, le dessin, les personnages, même les couleurs, le tout est d’une densité déjà assez rare dans la BD (200 pages quand même, pour un ouvrage débuté en 1967 ; je crois que l’on peut parler de pionnier). Un peu comme Akira (pas à la même échelle, certes), c’est roman graphique non-chapitré, bref ça incite à tout lire d’une traite, le terme de fleuve est approprié je pense.


Je n'irai donc pas par quatre chemins : c'est une merveille que nous offre Hugo Pratt. Avant tout, c'est une patte unique et si caractéristique. Il utilise peu de plumes et de l'encre de chine. Le résultat est assez incroyable : c'est très peu académique, mais je trouve ça sublime. Il y a une variation incroyable dans le trait : malgré justement l'encre de chine, il y a un équilibre entre des grosses lignes et les détails, notamment en ce qui concerne les visages. Ça leur donne leur manque d'expression apparent, mais leur dimension globalement flegmatique en ressort. Le dessin peut sembler raide, pour autant les postures, faciales ou corporelles disposent d’une aura rare. Ça passe aussi par la mise en couleur. Alors, certes, le noir et blanc, c’est élégant. Pourtant, la mise en couleur en post-prod est extraordinaire. Sans déconner. Autant sur Corto en Sibérie, c'est correct avec quelques très bons passages -là n'est pas le sujet, je m'égare-, mais ici tout est sublimé. Ça peut paraître bête, mais dans la BD moderne, la mise en couleur est souvent faite par informatique avec des couleurs globalement dégueu et peu naturelles (spéciale dédicace à mon hebdo Spirou qui se sagouine toujours davantage), sans grand relief ; or là c'est très harmonieux. Il y a peu de décors, ou alors c'est très épuré ; de fait les dessins demeurent toujours lisibles et visibles. Et ce dès la couverture (de cette édition, par exemple); on a quelques aquarelles justement, d'autant plus rares que délicieuses. Les couleurs donnent, pour moi, encore plus de consistance aux persos et à l'ambiance ébahissante. J’aime surtout ce petit aspect terne, passé, délavé des couleurs sur les décors souvent vides, mais qu'elles viennent étayer, juste pour l'ambiance. Les teintes souvent ocre (par exemple pour le coucher de soleil), collent bien avec l'aspect orientalisant de la BD et du Pacifique. Au-delà de ces aspects plus esthétiques, l’intérêt majeur de la mise en couleur est le renforcement de l'aspect onirique du récit.


Et le terme est loin d’être anodin. Pour faire bref, l’intrigue a lieu sur une île imaginaire et de fait presque utopique. Le temps semble y être délicieusement suspendu. Je m’autorise ici un léger pont avec Peter Pan de Matthew Barrie (eh oui les loulous, c’est une pièce de théâtre à la base, pas un Disney). Pour ainsi dire, c’est un terrain de jeux, un microcosme ou s’agite et s’émoi l’incontestable Moine. C’est aussi un refuge immaculé à sa pensée, un abri face à la perversion du monde extérieur. Et forcément, quand les deux univers incompatibles s’interpénètrent, c’est le chaos. Mais comme Pratt a du goût ou plutôt le goût de faire durer les choses, tout se déroule dans la longueur et la langueur, si je puis dire. Alors enfin les personnages se décident de se déplacer, d’agir (ce que l’on pourrait reprocher à Pratt d’ailleurs, que ça met du temps à se lancer ; à ceci je rétorque que le jeu en vaut la chandelle, comme -et tapez-moi sur les doigts si vous le souhaitez- Pink Floyd ont su le faire parfois et autrefois). Fini l’oisiveté contemplative, l’échiquier (pour les amateurs de Pratt à l’ancienne, en noir et blanc) se met en place. Et forcément, il y a des laissés pour compte ; des pions, des fous et autres cavaliers électrons libres qui nous étaient sympathiques et qui se font croquer.


Et voilà le génie de Pratt. Là où le monde externe est en rage (le récit se déroule à l’aurore de la 1ère Guerre mondiale donc), on a des individus extravagants qui déambulent, se lient d’amitié, se trahissent dans un dandysme et dans l’indifférence la plus totale. Nous, spectateurs assistons à ces délicieuses histoires humaines. Alors que le cadre global tendrait plutôt au tragique, on se régale des aventures à la Stevenson (L’île au trésor, transposé ici sur l’île des désirs d’Escondida), et on s’identifie fortement à ces personnages incroyablement denses. Il y a une belle part au romantisme, mais Pratt le tourne dans le bon sens, ou du moins tel que je l’entends. Si leur portrait psychologique est tout à fait discernable (j’entends par là leur tempérament), leurs actions demeurent imprévisibles. D’où le délice de suivre de tels personnages au cœur de l’intrigue, voire même intrinsèquement. Pêle-mêle, on retrouve des figures, toutes distinctives et palpables d’authenticité. Raspoutine ou « Ras » est un pirate barbu, lunatique avec des pulsions mortifères, typé aussi par son aspect légèrement burlesque et précipité. C’est le penchant un peu sombre de Corto, un agréable pirate de bonne aventure, filou, dandy mais charismatique, et surtout, surtout, désespérément romantique. Le Moine, roi officieux du Pacifique, figure emblématique et charismatique sévissant dans l'ombre. Malgré son aspect imperceptible et imperturbable, Pratt rentre littéralement dans ses entrailles, distinguant le fou de l’homme. On a aussi Pandora, le "bijou romantique", magnifique comme toutes les filles chez Pratt et délicieusement boudeuse. Les valeurs de bien et de mal sont totalement occultées, et on nous présente volontiers les aspects les moins reluisants des personnages ce qui les rend fortement crédibles.


Et si la Ballade est BD favorite, au-delà de ma forte identification aux personnages, c’est aussi pour la raison suivante, qui structure à la fois le récit, le cadre, les personnages, discours et actes. Pratt joue vraiment sur le tableau des sentiments, assez francs et épurés, sans jamais tomber dans le sentimentalisme. Alors certes, il y a un pointe d’idéalisme - un peu ingénu- et on flirte un peu sur le fantasme, mais juste comme il faut, à l’instar d’un poème de Baudelaire ou de Rimbaud. Il me vient à l’esprit "A une passante", dont la référence sera récurrente dans les autres Corto et par rapport aux femmes, "Le chat" aussi, "L’invitation au voyage" qui s’impose comme une évidence ; voire "Sensation" en ce qui concerne Rimbaud, et comme annoncé plus haut, "Bateau Ivre". Pour les sceptiques, sachez que Pratt a traduit des vers rimbaldiens en Italien, et que son influence se ressent de manière plus explicite, notamment dans Les Ethiopiques et dans Corto en Sibérie. En général, la vie de Rimbaud se ressent bien à travers Corto. Il y a toujours cette volonté latente, malgré l’optimisme affiché, de représenter les choses telles qu’elles le sont, c’est-à-dire ni bonnes ni mauvaises. La fin est belle mais n’est pas purement positive. C’est donc un peu une incitation à l’affranchissement, et pas forcément matériel mais aussi à la morale, un insatiable désir de vraie liberté.


Une bien belle ballade, en somme…

BrookMan
10
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le 10 févr. 2015

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BrookMan

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