De beaux dessins mais difficile à apprécier pour un connaisseur du peintre l

Avant toute "critique" du premier tome de ce diptyque sur le Caravage, je me dois de préciser que celle-ci sera biaisée par ma connaissance personnelle du peintre. J'ai en effet étudié ce peintre lors de recherches universitaires pendant quatre années consécutives. En traitant d'abord dans un premier mémoire, une biographie romancée de de celui-ci intitulée "La courbe à l'abîme" écrite par l'académicien Dominique Fernandez puis à travers un autre mémoire prévu comme la première partie d'une thèse sur les causes de sa réception tumultueuse en France. Je me targue d'être devenu un fin connaisseur de la vie du peintre. Mais outre cette connaissance biographique, mon second sujet de recherche avait pour ambition d'expliquer le succès prodigieux d'un peintre qui tombera pourtant dans l'oubli le plus total un demi-siècle plus tard et cela pour quelques siècles. Étrange destin, qui méritait une explication. Comme tout sujet de recherche, il se doit d'être original et de proposer une thèse nouvelle. Pourtant le Caravage est définitivement un peintre à la mode depuis quelques décennies, des expositions de ses peintures fleurissent un peu partout en Europe. Ce succès, on le doit heureusement et malheureusement à sa redécouverte au début du XXe siècle par de grands peintres. Heureusement parce que ce peintre de génie méritait d'être davantage connu et donc redécouvert. Malheureusement car si le Caravage est d'une modernité incroyable, il ne l'est pas pour les raisons affirmées par ceux qui l'ont redécouvert. Admirant sa peinture, pour de mauvaises raisons, ou du moins pour des raisons réductrices, ils ont voulu en faire un des précurseurs de leur propre peinture. Cette volonté n'existe malheureusement que par leur méconnaissance du peintre, en partie, mais surtout de son époque. A les écouter, le Caravage devenait alors le chantre d'un art de l'immédiateté, d'un art de l'effet comme finalité. Athée, protecteur des classes populaires, rebelle, criminel, un anti-héros sulfureux comme les aiment ces peintre tourmentés et maudits (sic). Génie original, inclassable, la modernité de sa peinture est réelle mais ne fait pas pour autant du Caravage un peintre allant à l'encontre de l'esprit de son époque. Au contraire, il en était le pur fruit, l'excellence même. Génie artistique, il a si bien retranscrit l'esprit de son époque, l'esprit de la réforme catholique, dans sa peinture qu'il s'est débarrassé des règles, des traditions, qui pouvaient entraver la traduction de celle-ci dans un art pictural. Conscient de la spécificité du média qu'il traitait, comme peu, peut-être même comme aucun autre peintre de son temps, il en usa sans se préoccuper des codes admis et partagés par tous. De grands intellectuels mettent heureusement en avant cet aspect primordial du peintre depuis quelques temps ; parmi les plus fameux, Roberto Longhi et Marc Fumaroli. Il y aurait beaucoup à dire sur le sujet, mais je digresse déjà suffisamment. Malgré donc tous les éclaircissement apportés par un certain nombre de spécialistes de l'histoire artistique de l'époque permettant une remise en contexte des plus éclairantes, la vision née de sa redécouverte, il y a plus d'un siècle, continue de s'imposer dans la société. Pourquoi ? Parce que ce mythe du Caravage est terriblement séduisant, et s'accorder parfaitement à un marketing contemporain. Et malheureusement Milo Manara, sans être pour autant putassier, y cède malgré lui par méconnaissance.


Je vais revenir plus en détails sur ses différents contre-sens malheureux qui parsèment ce premier tome. Mais tout d'abord, il faut noter que l'avant-propos nous affirme que malgré une part de romance quant aux relations personnelles du peintre, le scénario se veut très fidèle à la vie du peintre "telle que nous la connaissons à l'heure actuelle" (sic). Bien entendu toute oeuvre narrative, même à ambition biographique, se doit de romancer plus ou moins les relations personnelles de son sujet. Le problème consiste plutôt dans le reste du traitement biographique, qui est loin de concorder. Les erreurs ne sont pas scandaleuses, mais pour un connaisseur à qui on vient d'affirmer une volonté de justesse historique, elles restent en travers de la gorge. Ce sont avant tout des erreurs chronologiques ; des peintures commandées par certains mécènes semblent peintes avant la rencontre avec celui-ci. Indépendant, le Caravage l'est à coup sûr, mais l'importance des mécènes et notamment du cardinal Del Monte dans la vie artistique du peintre reste primordiale. Ce protecteur arrive pourtant malheureusement bien trop tard et est rapidement expédié. Leur relation protecteur/artiste est pourtant très intéressante et faite de conflits et de respect mutuel. Cette part est esquivée pour mieux peindre un peintre de génie qui ne doit rien aux autres et qui se hisse de lui-même au sommet de son art, sans éducation. Un pur génie tirant de son propre esprit tout son art et toutes ses oeuvres ! De par donc ses manquements historiques, on perçoit bien finalement à quel point cette bande-dessiné perpétue davantage le mythe du Caravage qu'elle ne recherche sa vérité historique.


Outre cette héroïsation fanstasmée du peintre, cette ignorance de l'importance du mécène pose un véritable problème dans la compréhension de ces peintures. Nulle part n'est mentionnée la réforme catholique et l'oratoire de Philippe de Néri, dont le caractère profondément populaire, vont profondément influencer le Caravage. Oui, le Caravage est populaire, mais cet aspect de sa peinture vient de l'existence d'un christianisme populaire qui se développe d'abord à Rome et plus tard en France grâce à l'oratoire de Provence. Ceci expliquera d'ailleurs le succès phénoménal du peintre dans notre beau pays par la suite. Son oubli sera d'ailleurs en parti dû à la domination dans un second XVIIe siècle de l'oratoire de Paris qui s'est détourné de l'esprit oratorien originel. Cet esprit de réforme bouillonnant, ouvert et populaire, ne réussira pas à s'imposer finalement et coexistait avec une influence espagnole plus rigide, plus autoritaire et une influence protestante plus lointaine mais qui marquera malgré tout la vie artistique par moment. Oui le Caravage subira les foudres et les attaques d'un courant de la réforme catholique, composé principalement d'espagnols, mais il n'en est pas moins l'héritier d'un autre courant profondément pieu, profondément populaire et aussi profondément prosélyte. Pourtant Milo Manara semble déclarer clairement l'athéisme de notre peintre et interprète d'ailleurs la ressemblance d'une main de Jésus à celle d'Adam, comme une négation du caractère divin du Christ. Contre-sens terrible ! Le Caravage devient alors un marxiste intégrant le système pour mieux le détruire, en peignant des peintures religieuses. D'ailleurs les sujets sacrés semblent surtout imposés au Caravage, la réalité est pourtant bien différente. Soutenu par un peintre comme Rubens, il aurait facilement pu alors séjourner en pays protestant et trouver le succès en continuant à peindre des natures mortes, ou s'acquérir une gloire romaine en se tournant vers les sujets antiques. Nous vivons d'ailleurs une époque, où les commandes privés venant des classes riches se développent énormément. Profondément croyant, les peintures religieuses relèvent d'un véritable choix. Certes ces peintures découlent en effet toutes de commande mais à l'époque TOUTE peinture découlait d'ue commande. L'originalité du Caravage, notamment le "réalisme" de sa peinture, tient de sa volonté de rendre vivante, réelle, humaine, une vérité religieuse qui s'actualise à chaque époque. Préjugé de notre époque, on ne peut qualifier de peintre "populaire" au sens d'aujourd'hui. Il peint le peuple, il peint en partie sa condition, parce qu'il vit le monde considéré comme sacré, de la même manière que l'Eglise. Le courant de la réforme catholique dont il est issu, souhaitait d'ailleurs mettre en avant la sainteté comme une vocation universelle et réaffirmait que chacun pouvait aspirer et devenir un saint. La sainteté n'était plus réservé aux hommes d'église. La vérité religieuse ne se trouve pas qu'à Rome, qu'au domaine pontifical, elle existe partout où les hommes sont. Cette affirmation fait d'une certaine manière du Caravage un peintre populaire. Le revalorisant, il fait aussi de lui un peintre subversif et intègre refusant d'amadouer les "serviteurs de Dieu" pour mieux se consacrer aux hommes et à Dieu. Milo Manara comme tant d'autres affirme la volonté du Caravage d'exposer des peintures dans des églises pour toucher le peuple. La réalité est tout autre, non pas qu'il ne souhaite pas toucher le peuple, mais sa peinture se révélait finalement très élitiste et appréciée davantage par les lettrés et les artistes que par le peuple lui-même. L'immédiateté de sa peinture est une caractéristique qui permet aujourd'hui de parler à chacun, et sa peinture est aujourd'hui populaire dans tous les sens du terme. Il faut cependant comprendre qu'à l'époque le peuple lui aborde la peinture à travers des traditions, un mode pictural très codifié qui lui permet d'apprendre et de commencer à appréhender les récits religieux. Le Caravage ne se préoccupant guère de ses codes, pour faire parler la peinture par elle-même, déconcerte ainsi le peuple et ceux qui n'ont pas une culture artistique leur permettant d'appréhender l'oeuvre en elle-même.
Beaucoup de raccourcis donc dans ce tome, les événements s’enchaînent sans jamais s'attarder ne serait-ce qu'une ou deux pages sur un tableau pour saisir son propos. Les peintures se succèdent à un rythme effréné, les événements aussi. Comme souvent en ce qui concerne les bande-dessinées européennes, nous voici avec un tome qui ne fait que 60 pages et qui ne prend ici pas le temps d'approfondir la moindre scène. Tout ceci pour mieux faire du peintre, un simple défenseur de la veuve et de l'orphelin. Nous voici finalement face à Alekseï Stakhanov. J'exagère bien entendu, mais qu'il est malheureux de vouloir à tout prix faire du peintre un archétype.
Une autre perspective faussée de l'album tient moins du mythe crée du Caravage que d'une volonté inconsciente de s'approprier, de s'assimiler au Caravage lui-même. C'est le rapport du Caravage aux femmes. D'une manière opposée mais similaire, la biographie de Dominique Fernandez, académicien engagé en faveur de l'homosexualité et qui considère cette même sexualité comme une caractéristique relevant moins du domaine purement privée que comme un engagement politique, faisait du Caravage un homosexuel vivant celle-ci comme une communion divine. Cette théorie absurde de l'académicien se rapportait à sa propre expérience personnelle de l'homosexualité. Mais fin connaisseur et chercheur, cette perspective bien que fausse n'en restait pas moins, telle qu'elle était traitée, très éclairante vis-à-vis de l'art du Caravage. La sensualité de ses oeuvres n'est en effet pas anodine et profondément liée à son sentiment religieux. Son homosexualité par contre tient surtout du mythe, rien ne l'étaye et elle semble finalement très improbable. Cette sensualité reflète en réalité une caractéristique de certains courants mystiques populaires. Les mystiques prétendaient ressentir physiquement leur communion à dieu et l'expérience mystique procurait alors une extase paradoxale. Expérience à la fois hors de soi-même coupant l'individu de la réalité sensible et provoquant pourtant des effets sensibles. Dominique Fernandez, profondément subjectif et profondément connaisseur, citait d'ailleurs pertinemment une citation de Sainte Thérèse d'Avila narrant son expérience mystique à travers la description du dard brûlant d'un ange la pénétrant de tout son être. (Pour les plus curieux, un ouvrage de Michel Onfray porte sur cette sainte, qu'il qualifie d'hystérique. Athéiste engagé, bien entendu, l'intérêt du regard qu'il pose sur celle-ci reste des plus douteux et prête surtout à polémique. J'apprécie cependant le philosophe et n'hésite donc pas à faire sa publicité malgré ma désapprobation.) Le développement à cette époque d'un dolorisme espagnol est l'une des conséquences de ce lien inextricable entre les sens et la religion à l'époque. Bien que celui-ci souhaite mettre l'accent sur la souffrance comme moyen d'accès à un sentiment d'extase découlant de la pénitence effectuée et ressentie. Milo Manara est très connu pour son érotisme, ses dessins très nombreux de femmes nues dans lesquels il excelle. Et dans cet ouvrage au lieu de nous peindre un Caravage homosexuel, il nous présente un Caravage ayant un rapport privilégié avec les femmes. C'est malheureusement le rapport de Milo Manara lui même qui est ici présent. Celui-ci souhaite pourtant nous affirmer dans cette oeuvre ( il explicite d'ailleurs ce propos dans un interview donnée à France Inter) que le Caravage est l'un des plus grands peintres de femmes, et que ses portraits de femmes sont peut-être les meilleurs de l'histoire picturale. Bien entendu, quiconque a pu voir des peintures du Caravage de ses propres yeux finira toujours fasciné par le moindre personnage peint dans ses toiles, il est pourtant évident que la femme est le sexe avec lequel il est le moins à l'aise dans ses peintures. Très réussies malgré tout pour maintes raisons, ce n'est pas la féminité qu'il sait retranscrire le mieux, loin de là. Un certain nombre de peintures du Caravage ont d'ailleurs été rejetées par leur commanditaire et quasiment toujours des peintures de femmes. Bien entendu, ce ne fut jamais parce qu'il y peignait une femme. Maintes raisons qu'elles soient techniques ou de bienséances furent arguées chaque fois. Mais de manière similaire, ses autres tableaux pouvaient paraître tout aussi subversifs et furent paradoxalement immédiatement acceptés, à ceux-là on aurait pourtant pu reprocher exactement les mêmes choses. Si l'on pardonnait moins son originalité au peintre avec ces peintures précises, c'est en partie parce que sa peinture de la féminité n'excellait pas au point qu'elle incitait à la même indulgence. C'est d'ailleurs peut-être une des réussites de ses tableaux de femmes de moins les considérer comme femmes que comme des humains vivant les douleurs et l'extase des scènes religieuses. Mais on ne peut en aucun cas affirmer que le Caravage était plus à l'aise dans la peinture des femmes que dans celle des hommes contrairement à ce que tente de nous faire croire ce tome.


J'aimerais conclure cette critique par une tentative de courte synthèse ne s'embarrassant pas de mes exigences peut-être trop élevées dès que l'on parle du Caravage et de ses tableaux. Cette bande-dessinée est magnifique ! On suit le récit plaisamment, il ne manque pas de rythme. Malgré tout, elle enchaîne bien trop vite ses événements et ne semble pas prendre suffisamment son temps pour nous faire ressentir l'essence, l'esprit, les émotions et les effets des peintures de son héros. Pour un récit biographique s'intéressant à un peintre, c'est assez décevant. Il semble bien dommage que le personnage principal semble pour l'instant se réduire à un archétype sans réel développement psychologique. La narration rapide sans jamais être putassière se suit donc avec plaisir mais sans surprise, ni période marquante. Cette bande-dessinée devrait pouvoir être appréciée, voire très appréciée, par une majorité voulant découvrir le peintre moins par un public exigeant quant à l'analyse artistique, psychologique et physique du peintre.

Vyty
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le 24 avr. 2015

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Vy Ty

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