Le Nao de Brown
7.3
Le Nao de Brown

Roman graphique de Glyn Dillon (2012)

Les dessins sont superbes et justifient à eux seuls la lecture du Nao de Brown. Mais le scénario, quoiqu’un peu complexe, est tout aussi exceptionnel.

Nao Brown a des Troubles Obsessionnels Compulsifs (TOC) qui se caractérisent principalement par des accès brutaux pendant lesquelles elle se voit en train de commettre des actes de violence. Cette violence envers les autres reste virtuelle mais Nao doit en permanence se convaincre qu’elle n’est pas mauvaise. « Maman m’aime ». Les pensées négatives tournent en rond dans sa tête. Comment vider sa tête de cette méchanceté incontrôlable ? Comment passer des idées noires à des idées pures et claires ?

Nao est moitié Japonaise et moitié Anglaise. C’est donc assez naturellement qu’elle va régulièrement dans un centre bouddhiste de Londres, pour des séances d’écriture de haïkus, de méditation et de peinture. Ray fait dessiner aux membres du centre des ensos, « le mot japonais qui signifie le cercle ». Ce n’est « pas un caractère calligraphique mais un symbole zen qui représente l’illumination, l’univers… le vide… C’est l’expression de l’instant. » C’est ce vide qui attire Nao. L’instant / maintenant, c’est en anglais, « now ». Comme beaucoup de gens, la maman de Gregory, qui fait la standardiste pour son plombier de fils, croit entendre « Now » quand Nao se présente.

Nao, qui lutte contre ses crises de violence virtuelle, a peur des objets tranchants. Elle a peur de faire du mal aux autres, en particulier à plus petits qu’elle. C’est sans doute pour cela qu’elle est attirée par Gregory, qui est grand et massif. Les mots, les symboles et des figurines de fiction japonaise servent de trame de fond au Nao de Brown.

Un enso, un cercle dessiné, est le logo qu’a choisi Gregory pour son entreprise de réparation de machines à laver, car il rappelle leur hublot. The « O » tape, est la vieille minicassette que Steve a enregistrée pour Nao quand ils étaient à la fac, une compilation de titres contenant des « Oh » ou des « O ». Toujours dans le domaine de la musique, l’iPod de Nao est, comme tous les iPod, orné d’un cercle blanc.

Le cercle des ensos évoque aussi le vide, le rien. Dans l’énigmatique petite histoire dont les épisodes parcourent l’album, nous suivons Pictor, un jeune homme à qui un mauvais esprit, « le Rien », jette un sort. Il a maintenant une tête de marron d’inde (couverte de sa bogue épineuse…) et il doit malgré tout se marier. On a envie de faire un parallèle entre ce « marron » et « Brown », le nom de famille de Nao, mais marron d’Inde se dit "horse-chestnut" en anglais… Nous apprenons à la fin de l’album que Gregory a vécu un traumatisme quand il avait 19 ans et, comme il l’écrit, il voulait « être moins que personne », il voulait « être rien. » Nao parle d’elle à la fac (à propos d’un concert de son groupe de rock) : « Je n’avais rien eu depuis près de trois ans… Un « rien » parfait… » Le « Rien » est aussi le nom d’une figurine japonaise, un fantôme à qui Gregory ressemble beaucoup.

Nao tourne en rond (p. 86). « Je veux couper ma putain de tête stupide » (p. 86), « Je voulais m’enlever la tête » (p. 153). « je veux couper ma tête de merde » (p. 159). Après une crise, elle réussit à refaire surface grâce à une autre figurine, « Binky Brown ».

« How Now Brown Cow » (p. 67) est « une expression utilisée dans les cours d’élocution afin de démontrer le son arrondi des voyelles » (encore un rond). Le « Cow » est le bar en face du centre bouddhiste où Nao va boire un premier verre avec Gregory. Il ne nous manque plus que « How ». Oui, comment ? Comment se vider la tête tout en évitant un lavage de cerveau ?

Nao cherche de la stabilité auprès de Gregory, aussi grand et costaud qu’elle est petite et fragile. Est-ce qu’un réparateur de machines à laver pourra l’aider à se vider la tête ? A la débarrasser de ses pensées parasites, à laver ses idées noires ? Cette attente de Nao est clairement explicitée sur la couverture de la BD, la machine à laver étant, comme toujours, blanche. Le rouge, évocateur de violence et de sang, est également très présent : Nao s’habille toujours en rouge, c’est la couleur de son iPod, et c’est aussi la couleur de la tranche de l’album, dont la couverture est blanche et noire. Mais Gregory cherche lui-même à oublier le traumatisme de son adolescence et il noie ses souvenirs dans l’alcool. Nao aimerait qu’il lui dise qu’elle est « bonne ». Mais il lui explique que « Rien n’est bon ni mauvais en soi », « Le blanc est blanc précisément parce que ce n’est pas du noir ». Il faut donc accepter l’imperfection, le marron… Gregory lui dit qu’elle est son Abraxas, à la fois un dieu et un démon.

La couverture du « Nao de Brown » donne finalement beaucoup d’indications. A gauche (comme si c’était la marque de la machine à laver) : « Nao Brown » ; à droite (affichage digital) : « n:ow ». Les chiffres que Nao se répète, lors de ses crises, « 7/10 », « 9/10 » ne sont pas expliqués. Sauf si l’on regarde de près la couverture de la BD, où il est écrit, autour du bouton de commande de la machine à laver : 0. At peace - 1. Good - 2. Bit upset - 3. Worried - 4. Not good - 5. Unconfortable - 6. Feeling bad - 7. On edge - 8. Frost out - 9. Desperate - 10. Unbearable.

La petite histoire de Pictor, qui parcourt la BD, est peut-être le miroir inversé de l’histoire de Nao et de Gregory : Pictor a l’esprit clair et pur mais celui-ci est caché par cette bogue épineuse puis par des uniformes militaires. Ce n’est qu’en brûlant sa tête de marron d’Inde et en se déshabillant qu’il peut redevenir lui-même et trouver l’amour. De même, les thangkas, personnages qui font partie de l’iconographie tibétaine, sont grimaçants et font peur. Mais ils sont en réalité plutôt bienveillants. C’est l’opposé de Nao : elle n’est pas grande et elle paraît inoffensive mais elle est persuadée d’être mauvaise et capable des pires agressions.

Lorsqu’il fait son accident vasculaire cérébral, Gregory se vide enfin la tête. Il explique que son cerveau gauche ne fonctionne plus, qu’il a perdu la pensée rationnelle, et qu’il est plus heureux. Cela constitue un « lavage de cerveau » assez radical. Nao perd visiblement connaissance quand elle se fait renverser par une voiture. Il semble que cet arrêt artificiel de ses pensées, associé au choc qu’a constitué l’AVC de Gregory, a calmé ses TOC. Une sorte de « reset », qui a débarrassé son esprit de ses pensées les plus négatives.

La méditation de pleine conscience, que pratiquent Gregory puis Nao, c’est "Etre attentif aux émotions sans juger, sans ruminer, être présent ici et maintenant..." Nao accède enfin, à la fin de l’album, à une « épiphanie » ou un « moment de grâce », quand elle se sent, brièvement, être une fleur. C’est un nouveau tournant de sa vie. C’est le moment, c’est le « maintenant » de notre madame Brown. C’est enfin le « Now » de Brown.

Un album d’une richesse incroyable, à lire et à relire, pour en comprendre tous les détails. Les dessins sont absolument magnifiques. L’histoire de Pictor, où l’on retrouve les figurines du magasin Peoploids, est dessiné dans un style évoquant Jean Giraud / Moebius, à qui l’auteur rend hommage à la fin de l’album.

Créée

le 17 juil. 2017

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Gritchh

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