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tout de suite cet avertissement :
- pas moyen d'écrire cette critique sans divulguer l'histoire, ses péripéties et sa fin, donc si vous ne l'avez pas lu et voulez le découvrir d'un oeil vierge, passez votre chemin, le spoil commence dès les lignes suivantes.
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C'est un bel album des schtroumpfs, bien écrit, bien mis en scène, bien dessiné, et très différent des autres, ce qui amène du contraste dans la série.
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Enfant, je l'aimais et il me choquait à la fois, c'est pourquoi je reviens dessus aujourd'hui.
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Qu'est-ce qui me choquait ?
De voir que les schtroumpfs pouvaient se comporter aussi mal entre eux .
il ne s'agissait plus de disputes, de petites rivalités, d'égoïsme ou de paresse, de farces malvenues :
Un des leurs devenait dictateur, opprimait les autres, se constituait une police/garde/armée pour réprimer toute résistance et imposer ses volontés; et ça tournait à la guerre civile, sans aucune solution positive.
C'était violemment pessimiste, même en tenant compte des défauts de la société schtroumpfe : cette petite société paisible et ordonnée, ce village plein de bonhommie partait en vrille et tout virait au cauchemar.
Evidemment, toutes les histoires de schtroumpfs fonctionnent + ou - sur le principe du grain de sable bête qui fait dérailler le train train paisible; mais là, ça allait loin, ça ramenait tristement la société schtroumpfe ( qui n'est pas exactement décalquée sur les nôtres ) à une imitation de nos pires réalités; c'était très dur.
... et les qualités du livre accentuaient encore son impact, bien sûr.
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Est-ce qu'on peut reprocher à Peyo ( qui a scénarisé cet album sans son complice Delporte ) d'avoir été si loin ? Non, je trouve.
C'était gonflé, mais il a réussi à le faire à la façon schtroumpf - sans trop de violence et de cruauté, avec un humour bon enfant malgré le sujet.
( et, comme me l'a rappelé Liehd récemment, en en faisant comme souvent une satire drôle et acide de nos sociétés et de nos comportements ).
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Alors, quoi ?
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Un souci pour moi - qui n'annule pas du tout la valeur du livre et le plaisir de le lire ( je fais la part des choses, j'inventorie, je trie et sépare les catégories de problématiques, les "concerns" comme dirait un quaker ) :
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Qu'est-ce que Peyo nous dit au fond sur le sujet de l'irruption d'une dictature, dans cette histoire ?
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Pour y répondre, il faut exposer vite fait les éléments de l'histoire :
A - situation de départ : Le village schtroumpf est pareil à lui-même, petite société qui semble immuable, le Grand Schtroumpf fait une de ses expériences habituelles de magie-science qu'on va appeler "alchimie" pour faire simple.
( il semble en faire tout le temps, seul dans son labo, sans en référer aux autres schtroumpfs, soit par curiosité personnelle, soit pour résoudre un problème ponctuel, soit pour trouver des améliorations à la vie quotidienne des schtroumpfs; on peut dire qu'il est l'unique pôle de Recherche&Développement du monde schtroumpf )
B - grain de sable : un ingrédient lui manque.
Au lieu d'envoyer des schtroumpfs le chercher, il part seul, et c'est loin, donc il va laisser les schtroumpfs en autonomie pendant un nombre indéterminé de jours, avec pour seule consigne : soyez sages.
( évidemment, quel que soit l'âge de l'enfant qui lit ça, il sait aussitôt que ça va déraper : à quoi sert de dire d'être sage, si ce n'est une incitation à ne pas l'être ? "soyez sages" est l'exact contraire d'une prophétie autoréalisatrice )
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C - Dès le bas de la page, tous les schtroumpfs se tapent dessus. Pourquoi ? Pour savoir qui va commander en l'absence du chef.
Logique : leur société n'a qu'un chef, sous l'autorité duquel ils sont tous + ou - égaux.
Et tous à peu près également égoïstes, égocentrés, etc.
Et, étonnamment pour des clones semblables ? ( mais seulement en apparence : ils ont chacun une personnalité distincte ), tous individualistes.
Plus de chef, plus d'autorité unifiante, la castagne.
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D- pour l'instant on est dans de la schtroumpferie relativement anodine - le village a connu pire ( les schtroumpfs noirs ). Mais là où ça se complique, c'est ( dès la case suivante, "un peu plus tard" ) quand des schtroumpfs discutent pour chercher une solution, et tombent sur l'idée de voter.
Idée vite adoptée par tous, et qu'ils tentent de metre en pratique immédiatement, par un vote à main levée, où chacun, évidemment, vote pour lui, ce qui ne résout rien.
Et on reporte les élections au lendemain, dans l'espoir de trouver la solution.
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( c'est vraiment très bien fait, Peyo ne perd pas de temps et fait avancer ça dans le minimum de cases et de pages possibles, très clairement, sans jamais oublier l'humour, sans perdre l'esprit schtroumpf, sans nous ennuyer )
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E - sans attendre le lendemain, un schtroumpf ( non identifié comme un des schtroumpfs spécifiques, c'est malin, Peyo part d'un schtroumpf vraiment lambda, ce qui renforce le propos de l'histoire ), un schtroumpf va faire campagne pour amener les autres à voter pour lui.
A priori, mission impossible; mais, très finement, Peyo lui fait trouver la solution imparable : critiquer les autres ( le schtroumpf à lunettes vient de casser les pieds à quelqu'un, et dès qu'il s'éloigne notre futur schtroumpfissime construit sa première alliance avec ce ciment universel : critiquer autrui, s'unir pour dire du mal de quelqu'un que notre interlocuteur n'aime visiblement pas; et ça marche.
Le futur schtroumpfissime dégaine alors la deuxième technique imparable : les promesses. Il promet d'interdire les emmerdeurs s'il est élu, et l'autre, enthousiaste, dit qu'il va voter pour lui.
( il faut quand même signaler qu'il n'a pas fait exprès : il a parlé spontanément, sans ruse, et est tout surpris du résultat; et ainsi, il comprend la marche à suivre. Ce schtroumpfe n'est à la base ni machiavélique ni diabolique, il apprend sur le tas, par hasard : l'occasion fait le larron ).
Dans tout le reste de la page ( les histoires de Peyo sont très structurées par page ), il applique la recette avec succès et engrange des promesses de vote.
( étrangement, en bas de page il pense "si je parviens à les convaincre tous je serai élu", ce qui dénote chez lui une mauvaise compréhension du mécanisme électoral et de la situation : puisque chaque schtroumpf veut voter pour lui-même, il lui suffisait d'en convaincre un seul de lui donner sa voix pour être élu - aucun minimum n'ayant été fixé. Rien ne le forçait à rechercher l'unanimité des suffrages )
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F- évidemment, il faut que les choses se gâtent, sinon on va s'enschtroumpfer : il a plein de petits ennuis drôlatiques, mais qui ne remettent pas sérieusement en cause sa progression; ce sont juste des éléments comiques; avec ce détail très drôle : il a collé dans tous le village des affiches "votez schtroumpf" avec son portrait, absolument inefficace, puisqu'ils se nomment tous schtroumpf et ont tous la même tête que lui; ça c'est du grand Peyo, l'innocence des schtroumpfs, même quand ils rusent, en basant totalement le gag sur l'essence même du sctroumpfisme.
Le futur dictateur utilise même d'autres méthodes déloyales, comme d'inviter tout le monde à boire un coup pendant que son rival à lunettes discourt, ce qui le prive d'auditeurs.
Tout ça reste bon enfant, et ne vraiment pas forcément notre sympathie pour le rusé renard.
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G- Le vote est étrangement consacré aux tentatives de tricherie du schtroumpf à lunettes : ça c'est choquant. Du point de vue cohérence des personnages, le schtroumpf à lunettes est un moraliste horripilant parce qu'il est extrémiste de la légalité; le voir tenter de tricher implique que le processus électoral a corrompu même lui.
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H- sans surprise vu le déroulement de l'histoire, le futur dictateur est élu à la quasi unanimité ( seuls le schtroumpf à lunettes et le schtroumpf bêta ont voté contre lui, et un bulletin blanc vient du schtroumpf maladroit qui a maladroitement renversé l'encrier sur son bulletin ).
Et là, surprise ! l'élu revêt un costume doré et exige d'être appelé schtroumpfissime > tout le monde se moque de lui > première blessure narcissique > L'élu prend les autres en grippe. On voit déjà que ça va vriller. ( tout ça toujours conté et dessiné par Peyo avec une grande clarté, une efficacité impeccable comme une partition de musique et, en même temps, le comique schtroumpf. C'est du grand art ).
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I - l'élu commence à embauchercdes sbires, à distribuer des rôles, qui font des schtroumpfs qu'il choisit ses subordonnés subalternes, et en même temps qui les distinguent par rapport à la masse en leur donnant une fonction;
mine de rien, Peyo nous décrit, démontre et démonte très finement ce mécanisme, et toujours absolument à hauteur d'enfant, sans cesser d'amuser et d'impliquer émotionnellement : un exploit.
Il réussit même à montrer en 6 cases toutes simples une première contestation et le retournement du meneur qui devient chef des gardes.
On franchit là une étape importante dans la transgression : les gardes sont armés de hallebardes, de vraies armes létales et réalistes.
Peyo explore aussi la désobéissance passive et le travail forcé pour construire un palais, le caporalisme et la récupération de rival électoral ( le schtroumpf à lunettes ) qui, par instinct d'obéissance à l'autorité, transfère au schtroumpfissime son allégeance au grand schtroumpf. Un sacré travail de narration sans fausse note, sans bavure, les principes de la ligne claire appliqués au scénario, c'est fort ;
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J - Le schtroumpfissime commence à envoyer en prison des schtroumpfs innocents qui lui déplaisent > première tentative de révolution .
Peyo fait clairement référence à la Bastille et à la révolution française avec le chant "ah ça ira", chant très violent ( > on va tuer tous les aristocrates ), mais en partie masqué/atténué/censuré par le langage schtroumpf .
Révolution repoussée par les gardes armés - on a donc 2 menaces de meurtre : le chant et les hallebardes pointées, nouvelle transgression de la bonhommie schtroumpfe.
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K - développements : conspirations, libérations de prisonniers, arrestations de certains conspirateurs, fuites hors du village, constitution d'un camp secret de résistance dans les bois, graffitis subversifs sur les murs du village, mobilisation pour constituer une armée à la solde du sctroumpfissime ( avec des médailles comme appât attrape-couillon ), raid anti-résistants qui fait fiasco, désertions pour rejoindre la Résistance, tentatives ratées pour capturer des rebelles, ça commence à traîner un peu, on peut s'y ennuyer légèrement, même si c'est bien fait et drôle : l'histoire ne progresse plus autant qu'au début.
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L - Construction d'une muraille autour du village ( autant pour empêcher d'en sortir les rebelles d'entrer que pour empêcher les rebelles d'entrer) c'est une nouvelle phase importante du totalitarisme, avec la référence évidente au mur soviétique.
En passant, gag classique du volontarisme forcé : "ceux qui ne sont pas volontaires iront en prison".
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M - la guerre civile. Le schtroumpfissime met un uniforme de chef de guerre, les rebelles attaquent le village fortifié ( avec plein de gags bien faits ), ils entrent, guerre civile dans le village et même utilisation d'une bombe piquée dans le labo du grand schtroumpf pour faire sauter le palais, le dictateur et son dernier carré de hallebardiers vont être anéantis par les rebelles armés de gourdins ...
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N - ...et la voix du grand schtroumpf arrête tout in extremis.
Explications, engueulade, excuses - avec cette conclusion du grand schtroumpf, révélatrice : "Vous n'êtes pas honteux ? Vous vous êtes conduits comme des humains !" ( on voit là le principe directeur de la série : les schtroumpfs nous montrent, album par album, sujet par sujet, la laideur du comportement humain ).
Le schtroumpfissime fait amende honorable très simplement : en commençant à réparer les dégâts ( Peyo évite ainsi très élégamment la question de la punition ), les schtroumpfs décident spontanément de l'aider et tout est redevenu comme avant ( on finit sur le costume du dictateur servant d'épouvantail dans un champ, très simple et élégante pirouette narrative qui, en même temps, prolonge le signifiant : le souvenir de la tentation dictatoriale, dévalorisé et moqueusement rabaissé, doit fonctionner comme un épouvantail pour éviter tout retour ).
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Ouf, ce récap était plus long que prévu, j'ai cédé à l'admiration pour ce travail narratif et graphique exceptionnel, sorry . Bravo à ceux qui lisent encore ce texte !
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Alors, quoi ?
Hé bien, sous l'apparence d'une impeccable petite fable drôle, émouvante et édifiante sur l'aventure dictatoriale - présentée, de façon inquiétante comme un accident pouvant survenir très vite pour un oui ou pour un non - il me semble entendre des trucs qui grincent, moins évidents.
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D'abord, ce monarque arrive à cause... des élections !
Peyo semble dire que c'est le processus démocratique qui produit la corruption des esprits et provoque l'arrivée de la tyrannie.
Tant que la société serait dirigée par un chef "naturel" ( le grand schtroumpf ) tout irait bien; mais sans lui, livrés à leur libre-arbitre, les peuples ne pourraient qu'aller vers la dictature et la guerre civile; et le chemin vers cet avenir noir serait... les élections !
Dans la fable de Peyo, qui se donne les allures d'une démonstration mathématique, les deux grands coupables seraient 1-,la vacance du pouvoir ( la possibilité d'un non-pouvoir ) et 2- le processus démocratique.
Le schtroumpfissime n'est pas méchant à la base - on le voit bien dans le début de l'histoire - Pour Peyo, c'est le processus électoral lui-même qui, en l'amenant à ruser, lui apprend à séduire et corrompre, et corrompant les autres, il se corrompt lui-même, entamant une progression qui semble automatique vers le mal.
Et plus cet ex-schtroumpf lambda devient un "pro" de la tyrannie, plus il corrompt d'autres personnes, transformant la totalité de la société schtroumpfe en champ de bataille impitoyable.
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On est en droit de s'interroger : est-ce que Peyo n'inverse pas les choses ? Est-ce la démocratie qui crée la tyrannie ?
Est-ce que l'histoire de l'humanité ne montre pas que le despotisme nait autrement, qu'il n'est pas inventé par les élections ?
Bien sûr, on est juste chez les schtroumpfs, mais puisque Peyo fait une satire de notre monde, et l'énonce clairement par la bouche du grand schtroumpf, que vaut cette satire si elle truque le mécanisme de cause à effet ?
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Autre point noir : Peyo semble considérer que la seule solution, c'est le retour du grand schtroumpf.
Les simples schtroumpfs, explicitement utilisés pour figurer les humains, n'allaient pas trouver d'autre solution au problème du pouvoir, que la guerre civile, la ruine de leur société et l'anéantissement d'un des camps; et rien ne nous dit qu'une fois cet anéantissement consommé, ils auraient trouvé une solution acceptable à ce problème du pouvoir.
Malgré son apparent happy end, l'histoire de Peyo est très pessimiste - quasi désespérée et désespérante - et quand il nous a mené au summum de la désespérance ( ces mots peuvent sembler excessifs, mais je me souviens l'effet que me faisait la ruine du village et le spectacle des deux armées schtroumpfs résolues à se détruire ), Peyo nous disait, à nous, enfants qui le lisions :
Aucun espoir dans le comportement des humains laissés un temps en liberté, libres de s'autogérer, d'inventer leur solution, de résoudre leurs problèmes;
Une seule solution, le retour du vieux chef paternaliste ( très semblable au retour de Richard Coeur de Lion dans Robin des bois ) pour déposer l'usurpateur et faire régner l'ordre comme avant.
...un message et une morale que je remâche encore, 50 ans après la première lecture, en lui trouvant un sale goût ( excusez-moi ) comme celui d'un fruit gâté glissé dans un délicieux gâteau.