Hergé continue sur sa lancée de récits de pure fantaisie en envoyant pour la première fois son héros sur la piste d'un trésor. Fini de jouer les boy-scouts ! Cette fois, Tintin va dévoiler sa véritable nature, vénale, honteusement capitaliste et assoiffée de richesses !


Le sujet tient manifestement au coeur de l'auteur qui décide de prendre le temps de deux albums pour raconter la plus ambitieuse aventure dans laquelle s'est jamais lancé Tintin (pour l'instant). Cette latitude lui permet d'élaborer un scénario plus complexe qu'à l'accoutumée, avec trois intrigues à priori différentes qui finissent par se rejoindre: le mystère d'antiques maquettes qui semblent contenir les indices d'un trésor, l'enquête menée par les Dupondt sur un insaisissable voleur de portefeuilles et la quête des origines du Capitaine Haddock qui découvre la vie de son illustre ancêtre, corsaire pour le compte de Louis XIV: le Chevalier François de Hadoque.


Ce troisième élément est à l'origine du pan le plus épique de l'album: complètement absorbé par les mémoires de son ancêtre, le capitaine raconte à son jeune ami la bataille qui opposa jadis François au redoutable pirate Rackham le Rouge. La confusion entre Archibald et son ancêtre est totale, le premier ne cessant de mimer les combats du second, armé d'un sabre tout ce qu'il y a de plus réel, pulvérisant le mobilier de son appartement dans une sorte d'accès de folie narrative. Comme si ce passage n'était déjà pas assez drôle en l'état, Haddock ne cesse de trouver des prétextes dans son histoire pour se gorger d'alcool et ainsi faire "plus authentique" ! "Et yo-ho-ho ! Et une bouteille de rhum !"


Cette petite incursion dans le passé est donc l'occasion d'admirer un combat maritime tout à fait remarquable: les navires mis en scène sont dessinés avec une foultitude de détails qui nous emportent immanquablement en cette ère de piraterie et de liberté. On sent bien qu'Hergé, déçu par l'esthétique peu fonctionnelle de l'Aurore dans L'Etoile mystérieuse ("Ce navire ne pourrait pas réellement naviguer" avait-il avoué), s'est cette fois particulièrement bien documenté pour accoucher d'une Licorne crédible et majestueuse ! S'inspirant plus particulièrement du Brillant, trois-mâts ayant navigué sur les mers des XVIIè et XVIIIè siècle, la Licorne d'Hergé doit sa conception finale à un ami d'enfance, Gerard Liger-Belair, spécialiste d'origine française de modélisme et de vieux bateaux qui dessina pour Rémi des plans de plus en plus précis et indispensables. Hergé découvrait là une méthode de travail qu'il approfondirait à l'avenir...


Malgré cet aparté d'un exotisme à toute épreuve, cette aventure est paradoxalement la première où Tintin ne quitte jamais le sol belge ! Débutant au marché aux puces avec des cases débordant de vie et de détails (regardez attentivement la case 6 de l'album, si ce n'est déjà fait: vous découvrirez déjà l'identité du pickpocket !), la version parue en strips y dévoilait, entre autres particularités, une formulation de phrase typiquement bruxelloise de la bouche d'un vendeur aux puces. Formulation ensuite réécrite en français plus général: "Ça veut juste réussir, monsieur !" est ainsi devenu lors de la publication en album "Je regrette, monsieur !".


Bref, Hergé n'a jamais été aussi ancré sur sa terre natale avec Tintin, ce qui ne l'empêche pas d'être touché par une inspiration au-dessus de la moyenne: multiplication des personnages secondaires mystérieux, enquête où les Dupondt parviennent exceptionnellement à faire preuve d'astuce, méchants crédibles aux buts tout à fait humains (se faire un max de blé) et pourtant particulièrement retors (la course-poursuite finale est haltetante) et, enfin !, l'apparition de Nestor, le majordome, et du château de Moulinsart ! Nous tenons là tous les ingrédients qui fait indéniablement de cette aventure l'une des plus cinématographiques d'Hergé...


Je vais me risquer à un affreux spoiler en vous dévoilant que Tintin parviendra tout de même à comprendre l'énigme de la Licorne (au moment où il enfile pour la première fois le pull bleu qu'il ne quittera plus par la suite, même pour le laver). Aveuglé par une cupidité aux limites de la folie, le jeune reporter forcera aussitôt son ami Haddock à préparer une expédition: Et vlan ! une tape dans le dos pour empêcher le vieil ivrogne de boire son whisky:



  • Mais laissez-moi tranquille, Tintin !

  • Je vous empêcherai de boire tant qu'on ne partira pas à la recherche de ce pognon, compris ?

  • D'accord, vous avez gagné ! On va la chercher, votre caisse de retraite !

  • La suite dans Le Trésor de Rackham le Rouge, chers lecteurs !

  • Mais à qui parlez-vous, Tintin ?

  • Fermez-là et buvez.

Amrit
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le 10 oct. 2011

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Amrit

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