Critique de Stéphane de AAAPOUM pour les Inrockuptibles
La philosophie distingue, de coutume, trois catégories de relations amicales. «L'amitié de plaisir», où se partage une communauté de goût, «l'amitié utile» fondée sur l'idée d’un échange de services mutuels, et enfin «l'amitié parfaite» qui, comme son nom l'indique, n'est qu'amour pur pour son prochain. François Ayroles, lui, en distingue une quatrième qui les englobe toutes pour mieux les liquider d’un seul coup de chasse d'eau : «l'amitié comme exercice bêtement grégaire». Ce n'est donc nullement un hasard si, dans son petit traité tout particulièrement consacré au sujet, il ne l'aborde jamais sous l’angle du bienfait : pour lui les échanges sociaux ne sont que de pures parades destinées à masquer sous des codes hypocrites l'épanchement de nos propres besoins. Humaniste, soit prévenu, la promenade est excessivement drôle mais définitivement grinçante. Les Amis enchâsse ainsi quelques brèves chroniques sur deux trois groupes de personnes liées entre elles par cette relation qu’on tend a dénommer «amitié». Mais qu’est-ce donc en réalité ? De quoi ça se nourrit, comment ça se décide, et quelles valeurs peut-on y attribuer? A ces questions philosophiques, nul ne détient de réponse mais tous réfléchissent, comme poussés par le besoin de comprendre ce qui, finalement, condamne à tisser des liens. Condamne, c’est la seule certitude, puisque personne ne jouit de ces relations, sauf aux dépends de l’autre cela va sans dire ; ici, seule l'abjection règne, terriblement comique et déprimante. Comique (oui, derrière la noirceur du propos l’on rit beaucoup), car l’écriture soignée, presque précieuse, de François Ayroles, regorge de cette ironie glaçante propre aux dandys désabusés. Et déprimante, car son trait se manifeste ici dans sa forme la plus épurée. Que ce soient les ombres, amples et expressionnistes, que l'on trouve dans son adaptation de Playback de Raymond Chandler ou, au contraire, l'extrême minimalisme des exercices stylistiques pour l'OUBAPO (dérivé en bande dessinée de l'OULIPO), tout ce qui offre un double sens à son dessin est banni. Le trait, dur et froid, ciselant un réalisme maîtrisé, baigne dans une lumière crue difficilement compatible avec le second degré. Rien ne viendra soulager l'abjection des comportements humains, contrairement aux quelques brèches d’optimisme qui percent encore par endroits La vie secrète des jeunes, cette autre chronique de mœurs talentueuse et acide, réalisée par Riad Sattouf et parue chez le même éditeur. Sans équivoque, François Ayroles signe la purge de l'amitié comme idéal. Et comme l’amitié est l’idéal de toute humanité, il la purge par la même occasion. La vertu, qu’elle soit bienveillance, respect, affinités de goûts ou de caractères, est balayée d'un revers de la main avant même la première page. Place est faite à une vision où utilitarisme, rapports de force et gratuité sont les maîtres mots, la musculature de toute relation humaine dissimulée sous la graisse d’une fausse commodité sociale. Après Les Penseurs et Les Parleurs, voila donc un de ces nouveaux petits livres de François Ayrolle, quoique toujours livres denses. Car lorsque l'homme fait entrer son univers dans un espace – littéraire – étroit, il ne l'épure pas, mais le concentre. Ainsi, sa peinture des «amis», derrière son caractère gratuit et anodin, comique et oubliable, n'en demeure pas moins bardée de détails et de réflexions qu'il faut bien prendre soin de décortiquer. Mais pas trop quand même, sinon c’est le suicide assuré.