Les Ombres
7.9
Les Ombres

BD (divers) de Vincent Zabus et Hippolyte (2013)

Les Sombres et Légères Poésies de l'Exil

Fresque de la migration sans repère précis, Les Ombres est un impressionnant roman graphique. Touchant, difficile autant que léger, où le contraste entre un dessin fouillis, un peu brouillon, mais toujours coloré avec justesse et équilibre, et un scénario oppressant et anxiogène développe



un ensemble narratif magnifique, poétique,



et évoque une réalité avec retenue et vérité. Sans voyeurisme. La fable est maîtrisée de bout en bout et le lecteur ne peut rester de marbre au cours d’une lecture à la fois douce et éprouvante.


Le réfugié 214 est, dans un bureau sombre de l’administration occidentale, questionné sur son parcours. De suite on sent qu’il joue là son droit d’entrée. Face à lui, humble masque à la petitesse toute simple, l’occident est un ogre fat, une imposante monstruosité grasse aux rides suintantes sur un corps obèse et voué à la déchéance. Le premier réflexe de l’étranger semble être la construction d’un récit d’horreur dans l’idée de provoquer l’empathie de son interlocuteur. Mais très vite, les ombres de son passé viennent réclamer la dignité de la vérité, viennent hanter le récit de leurs histoires qui se mêlent peu à peu à celle du réfugié 214. Chacun porte un masque, et le dessin développe alors avec équilibre le contraste entre l’ombre de ces morts et la lumière crue, aveuglante et illisible, de l’occident.


Le récit du personnage démarre dans la guerre.



Fuyez et vivez



Après cette fuite initiale, les passages obligés s’empilent : exploitation, errance, racket, etc… Rapidement, le personnage et sa sœur trouvent des compagnons de voyage. Rapidement encore, ils sont accompagnés des ombres de voyageurs disparus.



L’exil est une route d’angoisse plus que d’espoir



mais c’est bien ce dernier, aussi infime soit-il, qui guide les pas des migrants.
Bientôt, nos personnages atteignent la ville, le port. L’ancrage du grand départ, de la grande traversée. Soudain c’est une explosion de couleurs cosmopolites, un havre d’oubli contre les horreurs traversées, un havre d’oubli contre la réalité.



Les passeurs sont des serpents, toujours.



La mise en image d’Hippolyte est largement au niveau de la poésie du texte de Vincent Zabus. Il y a quelque chose de simple et d’explicite toujours, sans être jamais ni cru ni violent. Les douces aquarelles du désert, de la mer, du ciel, disent



l’évanescence constante de la désillusion.



De même lors de la traversée de la grande mer : ces visages, les couleurs du souvenir des disparus qui hantent le ciel de la Méditerranée, sans un mot, racontent toute l’horreur tue d’un quotidien sanctuaire aux portes de l’occident sur lequel personne n’ose ouvrir les yeux. Que seuls ceux qui s’y risquent ressentent, affrontent, éprouvent.



L’exilé s’épuise tant à survivre qu’il en oublie la raison pour
laquelle il est parti, ce qu’il cherche et même qui il est. Il n’est
plus qu’un corps qui marche…



Un corps qui marche.
Plus par réflexe que par motion.
Déshumanisé par les épreuves autant que par l’accueil qui lui est réservé : la mort encore, dans l’aveuglement des lumières de la forteresse Europe, bercé par le chant des sirènes venues renforcer l’illusion d’un monde meilleur plein de fausses promesses. Puis, derrière les murs, des hommes en combinaisons stériles guident les rares survivants dans un décor aseptisé : fichage, épuration, interrogatoire.


La boucle est bouclée et le récit se referme sur lui-même avec l’infime, trop infime, espoir. Dans la faible lueur d’un extérieur invisible et crasse, au fond du sombre placard de l’oubli des dossiers anonymes, au hasard du vent qui les emporte, le voyage se termine. La vie aussi.



Ça met longtemps à crever un homme



Il ne reste alors que des ombres.

Matthieu_Marsan-Bach
9

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Créée

le 3 nov. 2016

Critique lue 217 fois

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