"Je dois te confier un secret, je t'aime depuis longtemps déjà"

J'ai déjà ouvert mon cœur à plusieurs reprises à ce sujet sur sens critique, mais je dois vous l'avouer, j'ai en moi un vrai côté fleur bleue qui cohabite je ne sais trop comment, mais plutôt pacifiquement, avec mon appétence sinon immodérée pour l'horreur, la violence et le sexe. J'ai une attirance irrépressible pour les œuvres romantiques, et ce n'est certainement pas un hasard si ma carrière de lecteur de manga a débuté jadis avec Love Hina, que je n'identifiais pas encore comme un fier représentant de ce genre qu'est le shônen romantique harem.


Bref, en vieillissant et en me cultivant sur le genre, difficile de ne pas entendre parler de ce Maison Ikkoku (1980-1987), de Rumiko Takahashi (auteure que je connaissais à la base surtout pour ses shônen tels Ranma 1/2 ou Lamu - pas trop ma came d'ailleurs...), manga dont je n'avais par ailleurs jamais croisé la route à la télévision, bien que son adaptation animée ait a priori été largement diffusée à la grande époque par chez nous (ce n'est pourtant pas faute d'avoir bouffé du Club Dorothée au cours de ma jeunesse désœuvrée...). Outre que ce manga est souvent présenté comme LE chef-d’œuvre de la comédie romantique japonaise en manga (ce qui, en soi, serait largement suffisant pour m'orienter vers lui), il se trouve aussi qu'il est présenté comme LE principal inspirateur de Love Hina (ne vous étonnez donc pas si je me permets plusieurs comparaisons entre les 2 œuvres au cours de cette critique).


Bon, n'y allons pas par 4 chemins concernant l'influence de Maison Ikkoku sur Love Hina: s'il y a de réelles différences entre les 2, l'influence du premier sur le second saute totalement aux yeux, tant et si bien qu'on peut sans problème présenter Love hina comme un pastiche/une variation/voire un remake de Maison Ikkoku que je n'en serais pas particulièrement choqué. On se retrouve dans les deux cas avec une résidence avec des habitants aux fortes personnalités; puis, un jeune loser fâché avec les études y fait la rencontre d'une belle jeune femme dont il tombe éperdument amoureux; puis on suit leurs péripéties, entrecoupées de multiples rebondissements / quiproquo, de triangles (voire des rectangles, hexagones, etc. bref des polygones) amoureux dans tous les sens, le tout s'achevant bien entendu en une apothéose romantique à même de satisfaire la soif sentimentale des lecteurs aux grands cœurs. Si les points communs sont donc légions, on note tout de même immédiatement des différences non-négligeables: si Maison Ikkoku - avec son héros puceau, tête à claque et un peu raté, mais qui plaît on ne sait trop comment à pleins de femmes de son entourage - met sans doute en place des éléments qui seront ensuite repris par des mangas harem comme Love Hina, il n'en est clairement pas un lui-même: la résidence de Love Hina est réservée à la gente féminine, et en particulier aux jeunes filles (plutôt lycéennes), notre héros étudiant étant bombardé concierge de l'établissement par sa grand-mère, et quasiment toutes les intrigues amoureuses (les polygones) vont dès lors avoir lieu grosso modo "en espace clos" avec les jolies résidentes; à l'inverse, dans Maison Ikkoku, il s'agit d'une résidence mixte pour tous les âges, et notre héros, un des résidents, s'il va bien tomber amoureux de la nouvelle concierge du lieu, va par ailleurs nouer ses autres liens sentimentaux en-dehors de la résidence; confrontant son héros au "vrai monde", et notamment au monde du travail, Maison Ikkoku a dès lors un contenu social bien plus prégnant que Love Hina, dont la dimension fantasmatique (pour otakus, typique des années 2000 et au-delà) et fantaisiste est beaucoup plus poussée.


Une autre distinction, majeure pour le coup, c'est que Maison Ikkoku, qui est d'ailleurs catégorisé en seinen et non en shônen comme Love Hina, n'est pas seulement une comédie romantique (un marivaudage plutôt innocent) comme son successeur, mais aussi en plusieurs séquences un mélodrame assumé: la concierge est aussi une jeune veuve éplorée, et le principal concurrent auquel aura finalement à faire face notre jeune héros écervelé dans la conquête de sa dulcinée, c'est le défunt autrefois tant aimé lui-même. Maison Ikkoku insiste également très fortement sur le statut social de ses protagonistes: la belle Kyoko (devenue Juliette par chez nous par la grâce des très talentueux traducteurs de l'époque) devant in fine faire un choix entre ce que l'on résumera comme un mariage de raison lui assurant un train de vie confortable (Mikata) et un mariage d'amour (Yusaku) dans des conditions économiques plus difficiles, notre héros étant fauché comme les blés. Impossible dans Maison Ikkoku de s'engager sentimentalement sans "avoir une situation"; ce genre de considérations sont par contre presque totalement absentes de Love Hina, ou seulement de façon très superficielle.


Cette longue introduction m'a surtout servi à en arriver à ce qui sera la principale thèse de cette critique: Maison Ikkoku est un très efficace mélodrame mais une très moyenne comédie romantique (contrairement à Love Hina qui était une comédie romantique bien plus réussie, à mes yeux, mais qui n'est que cela). Comprendre cela m'a permis d'expliquer ma réaction pour le moins ambivalente à la fin de ma lecture: le manga (comme beaucoup) est clairement trop long, s'étalant sur 10 tomes bien denses; les situations relevant du marivaudage pur et dur sont trop nombreuses, artificielles et répétitives pour ne pas lasser le lecteur, surtout lorsque celui-ci lit l’œuvre d'une traite (le tout était certainement bien moins indigeste en lectures hebdomadaires à sa sortie, on l'imagine bien). Rumiko Takahashi introduit régulièrement de nouveaux personnages pour relancer des sous-intrigues, parfois avec réussite, parfois de façon beaucoup moins convaincante: je pense notamment à la jeune lycéenne qui s'amourache de Yusaku, alors que celui-ci n'arrive déjà à en finir - d'une façon qui semble d'ailleurs très largement artificielle et forcée tout au long du manga - avec une autre "petite amie" qu'il n'a même jamais embrassée en plusieurs années de relation (!!!) ; il y a aussi ce jeune homme qui arrive dans la résidence au 2/3 du manga et qui ne sera exploité que quelques chapitres avant d'être renvoyé dans les limbes narratives par l'auteure...On sent malheureusement qu'il y a eu une véritable volonté de faire traîner le manga au maximum avant d'atteindre sa conclusion naturelle, ce qui lui fait perdre en efficacité narrative (se met en place une logique "sérielle" où l'accumulation de situations invraisemblables ne semble à partir d'un certain point plus vraiment porter à conséquence), mais surtout malheureusement émotionnelle. J'ai en effet fini par ne plus pouvoir encadré notre principal protagoniste, véritable aimant à quiproquos dont l'indécision chronique viendra à bout je pense du plus patient des lecteurs, qui ressemble à une barque à la dérive à force de ne savoir dire non à rien et de ne pas savoir exprimer clairement ses sentiments. Narrativement, il est en effet difficile d'être un héros de comédie romantique ET un héros de drame sentimental. Bref, Rumiko Takahashi menait aussi de front à la même époque son shônen Urusei Yatsura, et cela déteint clairement sur Maison Ikkoku, et pas vraiment pour le bien de la série.


Si j'étais donc très soulagé d'être venu à bout de ce pavé bien souvent longuet, je me suis aussi pourtant surpris, dans les jours suivant la fin de ma lecture, à regretter d'être définitivement séparé de beaucoup de ces personnages, auxquels on finit par s'attacher véritablement émotionnellement et dont on souhaite véritablement le bonheur une fois le manga refermé. A commencer par Kyoko, qui essaie de reconstruire sa vie sentimentale après la perte de son premier mari; Mikata, le principal concurrent en amour de Yasuku, se révèle également un personnage à l'évolution intéressante,


notamment à partir du moment où il commence à saisir que le choix de Kyoko se portera sur son rival.


Même notre héros finira par se bouger le c** dans les 2 derniers tomes pour redevenir un personnage plus supportable. Le manga se révèle en effet un mélodrame des plus efficaces, parvenant à nous impliquer sur la longueur dans les tourments sentimentaux de ses personnages, et développant une véritable profondeur grâce notamment à son contexte social et la puissance nostalgique portée par son principal personnage féminin. Contrairement à tant de comédies romantiques (très souvent plus pour adolescents qu'orientées adultes), le manga, même si (sans doute encore trop) brièvement, aborde des sujets plus sérieux que la moyenne: si nos personnages restent très pudibonds (malgré l'étiquette seinen, on n'est clairement pas ici dans un roman-porno de la nikkatsu, c'est le moins que l'on puisse dire...), on y parlera quelquefois de grossesses, d'enfants, de relations sentimentales et sexuelles, etc. Surtout, et c'est assez rare pour le signaler, le manga devient des plus sérieux, appliqué et émouvant dans sa dernière ligne droite, nous proposant une véritable conclusion satisfaisante, démêlant (enfin!) toutes les intrigues amoureuses et nous dépeignant, ne serait-ce qu'en quelques traits, le devenir de ses principaux personnages.


Quelques mots tout de même sur le dessin de Rumiko Takahashi: si celui-ci a un petit charme vintage et demeure dans l'ensemble solide et dynamique, je dois avouer que je ne suis pas vraiment très fan, le gros point noir demeurant surtout la faiblesse de la caractérisation des personnages qui ont VRAIMENT tendance à tous se ressembler. Jusqu'au bout, le pauvre lecteur aura du mal à différencier le héros de son rival en amour, devant se référer au contexte pour s'assurer de l'identité du personnage présenté (ce qui est un peu bêta, vous me le concéderez). Il y a également un problème de consistance générale sur les visages: en particulier, notre héroïne Kyoko est atteinte d'une malédiction, puisque son visage et son apparence globale changent quasiment à chaque case...(là aussi c'est ballot). Bien entendu, une bonne part de ces défauts est sans doute due à la cadence a priori titanesque que l'auteure devait endurer à cette époque pour rendre toutes ses planches dans les temps. Pour preuve de cela, on peut se référer aux parfois très jolies et réussies illustrations en couleurs qui accompagnent les tomes!


Pour conclure, le prototype de la série difficile à noter tant elle cumule des (très) bons côtés mais aussi des défauts à la limite de l'exaspérant: je pense que l’œuvre n'a clairement pas volé son statut culte, sachant déployer in fine une véritable force émotionnelle, en particulier dans son dernier arc, lorsqu'elle se décide à sortir du cadre crispant de la comédie romantique légère pour un registre mélodramatique plus assumé. Cependant, du fait de sa trop grande longueur, la série est sans doute plus difficile à apprécier de nos jours: les 2 premiers tomes, où l'auteure cherche encore clairement l'orientation qu'elle va bien pouvoir donner à sa série, ne sont pas très engageants, et la série ne décolle véritablement que vers le 3e et 4e tomes, lorsque ses principaux personnages sont enfin bien en place. Si le portrait sociologique de son époque reste intéressant (et j'imagine pertinent,même si je puis difficilement juger de l'exactitude du portrait présenté), le côté manga gag romantique est lui beaucoup plus daté et redondant, et prend en outre beaucoup de place, au point peut-être de désespérer certains lecteurs. Heureusement, la conclusion satisfaisante fait refermer le manga sur une très bonne note. Le dessin vintage ne parlera pas à tout le monde et (je le redis) des personnages mal caractérisés sont un point noir pour ce genre de mangas.


Mais bon, l'être fleur bleu qui est en moi en a eu finalement pour son argent, a pu se gaver de soupirs et d'émotions, et à ce jeu-là, le manga fait son job et c'est bien le principal. Par ailleurs, le manga a eu une telle influence sur le genre que vous ne perdrez de toute façon pas votre temps à le lire pour peu que vous vous y intéressiez.

Tibulle85
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le 25 sept. 2020

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