Putain. Première fois de ma vie que je SAUTE des bulles, que je SAUTE DES CASES ENTIERES ! Non pas que je sois du genre à sauter la première bulle chargée qui passe sous mes yeux, comme on peut en trouver dans les vieux Blake et Mortimer par exemple, loin de là, mais disons que mon patient et généreux côté bon public, ouvert à tout, à toutes les expériences culturelles, en a ici pris un sacré coup. Et il ne fallait pas n’importe quelle BD – VNI pour entailler ma capacité de résistance à l’étrangeté culturelle. Il fallait le faire.


Premièrement, l’univers dépeint est complexifié à l’extrême. Il ne sera pas ici question de vous en faire un résumé, mais d’en évoquer l’absurdité de traitement. Ce n’est plus de la hard SF, c’est de la hard hard mother fucking hard SF. On se retrouve dès les premières pages plongé dans des opérations d’infiltration à la technicité déboussolante, technicité qui ne nous quittera plus durant les deux tomes. La surcharge de fausses vraies informations vous saute ainsi à la gorge en continu, et je dis "fausses vraies", car si les étapes progressives des diverses et complexes opérations de piratages informatico-virtualo-cybercerveau (66% du manga) sont scrupuleusement détaillées au lecteur via les dialogues entre le major et ses robots kawai ridicules sur lesquels nous reviendrons, cela ne l’empêche pas de crouler sous le poids des données qu’on lui envoi. D’une part, il ne les comprend pas et ne peut techniquement pas les comprendre tant le gouffre technologique entre ce manga et la science actuelle (ou du moins le niveau actuel de sa vulgarisation) est fort, tant ce dernier se fait, à l’inverse du premier Ghost in the Shell, un malin plaisir à ne rien vulgariser. D’autre part, le lecteur ne voit pas en quoi ces données s’intègrent au scénario (qui n’est, au fond, même pas si bon que ça) qu’il a toujours autant de mal à saisir tant celui-ci parait à la fois opaque et accessoire à côté des détails techniques qui je le répète sont le cœur du manga. Enfin, étant une personne normalement constituée, il finit par les rejeter, éprouvant logiquement à un moment donné une certaine lassitude mentale, voire physique, qui l’empêche définitivement de faire les efforts nécessaires pour s’accrocher au tout..


Mais si ce n’était que ça.. Et bien non. Je dois dire que Masamune Shirow est ensuite parvenu à trouver une certaine cohérence globale dans son manga en ce que cette terrible complexification évoquée va étonnamment "bien" de pair avec la surcharge d’informations visuelles. En effet, ce n’est pas seulement que le très saturé et coloré graphisme 3D est objectivement à gerber, faisant penser à quelque chose se situant à mi-chemin entre les panneaux des agences de construction dans le bâtiment qui prédisent en 3D moche ce que deviendra le chantier qui vient te pourrir le quartier (Shirow a du utiliser le même type de logiciel), et les vidéos d’animation porn de mauvaise facture (vous remarquerez la qualité de ma documentation pour cette critique). C’est qu’en addition à cette affreuse saturation visuelle s’ajoutent des genres d’interfaces graphiques très diverses, schémas, plans, diagrammes tout à fait superflus qui ajoutent encore du poids au poids, sans oublier les fameux robots kawai grotesques et agaçant qui voltigent aléatoirement autour des agents, venant ainsi parfaire la pollution visuelle d’une note de mauvais goût prononcé..


En parlant de porn et de mauvais goût, quelle ne fut pas ma surprise de constater que le manga avait atteint un niveau à faire pâlir de jalousie Hightschool of the Dead en terme de voyeurisme gratuit à la limite du hantai primaire. Ce qui choque le plus, ce n’est pas tant de constater que chaque case est le prétexte d’un rinçage d’œil (de qualité il faut bien l’admettre) qu’en bon représentant du genre masculin je ne peux m’empêcher d’accueillir avec une certaine bienveillance. Non, ce qui choque, c’est le décalage absurde entre cet univers très complexifié de fond comme de forme et l’acharnement systématique dont a fait preuve l’auteur à y insérer une dose non négligeable d’érotisme outrancier (décalage semblant être parfaitement assumé par l’auteur qui a quand même cru bon de s’en justifier dans le deuxième tome..), comme s’il s’était mis à la place du pauvre lecteur souffrant d’indigestion d’informations mais pouvant néanmoins se reposer les yeux et le cerveau douloureux sur de la belle matière charnelle, telle une bouée sauvant le naufragé d’une noyade au sein d’une tempête. Je peux vous dire que c’est réussi : la triste réalité est que mater allègrement est rapidement devenu l’unique intérêt du manga me motivant à poursuivre jusqu’au bout l’avalage de couleuvre. J’exagère à peine.


Enfin, même les scènes de combat, le seul truc qui aurait pu sauver quelques pages de ce torchon, sont spectaculairement ratées. A l’image du manga une fois encore, les coups portés sont incompréhensibles tant les effets de mouvement faussement techniques et réalistes mêlé à la soupe visuelle 3D rend le tout atrocement confus..


Pourtant, certains éléments précis restent réussis, et nous font regretter d’autant plus les partis pris si extrêmes de l’auteur. Graphiquement déjà. L’arrière fond abstrait et coloré des phases d’infiltrations est réellement beau et impressionnant. Les retours ponctuels au style dessiné du premier Ghost in the Shell sont aussi une réelle bulle d’air : on s’y retrouve tout de suite, comme si l’auteur n’aurait jamais du quitter ce style graphique beaucoup plus épuré, plus… manga, clairement le plus adapté à l’univers complexe qu’il a crée. "Scénaristiquement" ensuite. Masamune Shirow tente tout de même de pousser plus loin les réflexions du premier Ghost in the Shell, notamment concernant la définition de l’être humain, la frontière entre corps et esprit, les thèmes de la liberté et de la sécurité dans un monde supra connecté. On ne peut enfin lui enlever l’énorme travail qui a été fait à tous les niveaux, sur l’univers tout entier. A mes yeux, la complexification poussée n’était pas nécessairement à exclure, mais aurait du subir un meilleur dosage, tel que le manga BLAME ! peut donner un bon exemple : un monde opaque et déroutant, mais tempéré par un rythme alternant le lent et le nerveux, par un dessin architecturalement brillant incitant à la contemplation et à l’apaisement..


Alors la question que je me pose finalement est : comment en est on arrivé là ? Est ce vraiment le même auteur que celui du génial Ghost in the Shell? On dirait qu’il a essayé de concentrer en un manga tous ses fantasmes créatifs qu’il avait du mettre sous silence pour réaliser de manière crédible le précédent opus. Le problème est qu’on nous annonce que c’en est la suite alors qu’au fond, les deux n’ont pas grand chose à voir. Quand le premier est technique mais suffisamment peu pour permettre au lecteur de s’approprier l’univers, le second le noie dedans sans aucun scrupule. Quand le premier possède un dessin simple et pertinent, le second t’assomme de sa masse graphique, pour enfin t’achever à petits coups de kawai et de porn. Pour résumer, Shirow, dont l’intention de départ était louable, a fourni un travail probablement colossal mais au traitement raté. A trop vouloir se créer un style nouveau et marqué, il n’a réussi qu’à créer un ridicule et exemplaire gâchis

DoubleRaimbault
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le 14 sept. 2013

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