Mais pour ça, il ne doit pas se faire descendre comme son frère.

Ce tome fait suite à American Parano 2 Black house (2024) qu’il n’est pas indispensable d’avoir lu avant pour comprendre l’intrigue, et qui permet cependant de mieux saisir la situation personnelle de l’héroïne. Son édition originale date de 2025. Il a été réalisé par Hervé Bourhis pour le scénario, et par Lucas Varela pour les dessins et les couleurs. Il comporte soixante-deux pages de bande dessinée.


Cinq juin 1960 vers vingt heures, à Battery Park, New York City, le sénateur Bob Cavendish est en train de prononcer un discours en plein air. Il s’adresse à la foule : Qu’est-ce qu’il va se passer maintenant ? Eh bien, on va redoubler d’efforts pour que la promesse d’avenir que j’incarne aboutisse à des réalités concrètes. La prochaine étape, c’est la primaire de l’Illinois. Elle est à notre portée. Ça ne sera pas facile, mais grâce à vous, grâce à Dieu, j’ai la force de me battre. Me battre contre cette guerre absurde au Vietnam, me battre contre la pauvreté, pour la jeunesse. Pour un développement économique mieux partagé et une amélioration des droits civiques pour tous. Et laissez-moi vous dire que nous ne laisserons pas les démons de la division saboter cet espoir extraordinaire qui est en marche. Et je…


Un coup de feu retentit, une balle lui traverse le crâne, sous les yeux du lieutenant Kimberly Tyler, qui se tient à ses côtés, chargée de sa protection. La foule se disperse dans un mouvement de panique, une jeune fille pleure agenouillée sur le sol, abandonnée au milieu des panneaux jetés par terre. Deux hommes en noir prennent Tyler, chacun par un bras et la font monter dans une limousine noire. La radio interrompt son programme et annonce déjà qu’une fusillade a eu lieu dans le Lower Manhattan, que le sénateur Bob Cavendish serait grièvement blessé. Tyler regarde ses mains dont elle n’arrive pas à arrêter le tremblement : des gouttes de sang du sénateur commencent à sécher sur le dessus. Le journaliste continue : il est 20h45 et d’après le reporter sur place, le sénateur Cavendish vient de succomber à ses blessures lors de son transfert au Mount Sinai Hospital. La limousine est entrée dans la zone de chantier du World Trade Center : Tyler est emmenée par les deux agents dans une cabane de chantier. Elle est assise sur une chaise devant une petite table et ils lui demandent de tout raconter, depuis le début, ils ont toute la nuit. À sa question, ils se présentent : agents spéciaux Auerbach et Carney, du Bureau Fédéral. Le premier repose sa question : qu’est-ce une policière de San Francisco fabrique à New York depuis dix jours ? Quatorze jours avant, soit le vingt-deux mai 1968, Kimberly Tyler arrive à Harlem : on lui avait donné rendez-vous vers la station 125th Street. Elle n’est pas de New York, elle ne savait pas que c’était à Harlem, ça l’a surprise. Elle s’arrête à un vendeur ambulant de hot-dog et en achète un, en demandant si c’est bien par ici la permanence du sénateur Cavendish. Le vendeur lui indique la direction. Elle pénètre dans le bureau de la permanence, entend les secrétaires appeler et répondre au téléphone, observe l’effervescence. Deux individus à la mine sévère et au costume sombre sortent d’un bureau, le petit monsieur se présente à Tyler : Tom Persons, directeur de campagne du sénateur Cavendish.


Kimberly Tyler quitte San Francisco et le culte satanique d’Anton Szandor LaVey (1930-1997, fondateur de l'Église de Satan et auteur de l'ouvrage La Bible satanique), pour se retrouver à Manhattan, aux côtés d’un sénateur dont le frère était président des États-Unis et a été assassiné à Dallas en 1963. En outre le sénateur Bob Cavendish est assassiné à son tour en 1968. Coïncidences ? Alors, il y a des différences, et un parallèle incontestable avec Robert Francis Kennedy (1925-1968, dit Bob) : sénateur de l’État de New York, de janvier 1965 à juin 1968. Avec John Fitzgerald Kennedy (1917-1963), trente-cinquième président des États-Unis, abattu à Dallas, le vingt-deux novembre 1965. D’ailleurs, le scénariste reprend la séquence dans la voiture décapotable à Dallas, et l’épouse du président se prénomme Jackie, comme Jacqueline Kennedy-Onassis (1929-1994). L’auteur a choisi le nom de famille de Cavendish, qui est également celui marital de Kathleen Kennedy Cavendish (1920-1948). L’enquête du lieutenant Tyler l’amène à interroger plus membres de la famille Cavendish, et le terme de Clan est employé, comme ce fut le cas pour le clan Kennedy.


Les auteurs ont donc choisi de s’inspirer du meurtre de Robert Kennedy, en changeant les noms ce qui leur permet de créer une œuvre de fiction, une libre interprétation, qui place leur héroïne au centre du récit, sans qu’elle ne soit phagocytée par le Clan. En arrière-plan, les auteurs effectuent également une reconstitution historique documentée et soignée. Il y a la possibilité d’accéder à une playlist bande son, dont sont mentionnés dans l’album : Yummy Girl de Iowa Railroad, White light / White Heat du Velvet Underground, Think d’Aretha Franklin. Il est également fait mention du pianiste Vladimir Horowitz et d’Etta James. Le lecteur observe en passant d’autres références culturelles de l’époque comme celle au film 2001, l’odyssée de l’espace (septembre 1968), réalisé par Stanley Kubrick (1928-1999) ainsi que sa bande son écoutée à partir d’une K7 dans le lecteur de la voiture, la construction des deux tours du World Trade Center qui a commencé en 1966 et s’est achevée en 1973, ayant été inauguré la même année. La police réalise une descente dans une boîte gay, prête à maltraiter les clients, une pratique régulière de l’époque. Le lecteur reconnaît plusieurs lieux comme l’hôpital de Mount Sinaï, le quartier de Harlem, le parc d’attraction de Coney Island, ou encore l’intérieur du musée Solomon-R.-Guggenheim, conçu par l’architecte Frank Lloyd Wright (1867-1959). Il se rend compte que la tête du président qui apparaît à la télévision en page neuf lui dit quelque chose. Il apprécie l’ironie de sa déclaration : Pourquoi feriez-vous confiance à un menteur ?, ce qui confirme qu’il s’agit bien de Richard Nixon (1913-1994). La référence à Andy Warsaw / Andy Warhol (1928-1987) est transparente, ainsi que l’annonce de la tentative d’assassinat le trois juin 1963, par Valerie Solanas (1936-1988).


Le lecteur éprouve un grand plaisir à retrouver les dessins si caractéristiques : une forme de lisibilité immédiate des personnes, des arrière-plans tout aussi rapidement assimilables, une palette de couleurs très personnelle. Que ce soit pour la couverture ou dans les pages intérieures, l’artiste opte pour mise en couleurs à partir de teintes donnant une apparence artificielle : une teinte entre le rosâtre et la maronnasse ou des aplats de noir parfois copieux. Dans ce tome, les nuances de bleu jouent un rôle important que ce soit pour évoquer le ciel sans nuage, le bleu très formel du costume du sénateur Cavendish, avec un rappel dans celui de son directeur de campagne Tom Persons, ou encore dans la séquence de souvenirs consacrée à la vie de Mary Jane Cavendish. Cela produit un effet similaire à une diffusion généralisée de l’ambiance officielle du sénateur en représentation, comme si rien ne pouvait rester intouché par cet objectif qui occupe toutes les pensées sciemment ou non, auquel de nombreuses personnes consacrent leur énergie, toute leur vie même, celle des autres se trouvant entraînée dans ce maëlstrom.


En tant que coloriste, l’artiste apporte quelques ombrages discrets dans ses dessins, par une nuance un peu plus foncée. En tant que dessinateur, il intègre quelques petits traits dans les surfaces détourées, pour ajouter des plis aux vêtements, des ondulations dans les cheveux. Pour le reste, il s’en tient aux codes de la ligne claire, ce qui produit un effet un peu déstabilisant au départ, en simplifiant les visages et les morphologies, pouvant faire penser à des aventures tout public, à une héroïne très jeune. Pour autant, les dessins présentent une forte densité d’informations visuelles, et le ressenti des actions ressort plutôt du domaine adulte que de celui de l’adolescence, encore moins de l’enfance. Le visage un peu figé et les yeux un peu grands de l’héroïne font plus penser à une personne parlant peu, qu’à un individu trop jeune pour savoir quoi penser. Ce parti pris graphique fait ressortir avec force la bizarrerie du quotidien, dans ce qu’il a d’ordinaire, comme dans ce qu’il a d’extraordinaire. Le parc d’attraction de Coney Island devient inquiétant tellement son artificialité ressort. Le sort du docteur Jackson Woods pendu par les pieds devient grotesque et angoissant, plutôt que simplement sordide et cruel. L’insupportable First Deputy Commissioner devient inquiétant par sa masse et son opposition à la fois passive et agressive.


À nouveau le scénariste a écrit un vrai polar : une enquête policière qui met en lumière des facettes de la société dans laquelle elle se déroule. Malgré l’impression d’inexpressivité du personnage principal, le lecteur se rend compte qu’il ressent de l’empathie pour elle et qu’il éprouve une réelle sympathie. À sa manière très personnelle, elle avance dans son enquête, sans coup d’éclat, sans éclair de génie, sans intuition foudroyante, simplement en prenant une question après l’autre, en allant voir les uns et les autres, bref un roman policier des plus pragmatiques, et en allant au fond des choses, en voulant voir la réalité, la toucher du doigt, aussi désagréable puisse-t-elle être. Sous une apparence parfois presque mutique qui exprime sa capacité d’écoute, elle ne s’en laisse pas conter, et elle exprime sa volonté, ses demandes calmement et fermement. Elle sait que le fait d’être une femme la confronte à la misogynie ordinaire, ses collègues masculins ne pensant pas à mal, voire la fait apparaître comme insignifiante auprès de certains de ses interlocuteurs. Comme dans le premier cycle, elle rencontre des personnages en marge de la bonne société : par exemple Andy Warhol. Elle constate également que derrière une normalité de façade, le clan des Cavendish / Kennedy recèle son lot de cas psychologiques.


Après Anton Lavey, c’est le tout du clan des Kennedy : facile ? Le lecteur sent bien qu’il est sous le charme de la narration visuelle qu’il retrouve avec un grand plaisir, pour sa facilité de lecture, pour son apparence inoffensive, pour sa richesse d’informations, pour sa capacité à faire apparaître l’étrangeté des individus, l’artificialité des environnements. L’intrigue s’avère facile à suivre, parfois à anticiper, dans sa trame principale, l’assassinat faisant l’objet de la première séquence. Elle sert de révélateur à la société de l’époque, et aux forces à l’œuvre broyant les individus. Un bon polar avec une vraie personnalité.

Presence
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le 12 oct. 2025

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