Minuit passé
7.1
Minuit passé

Roman graphique de Gaëlle Geniller (2024)

Rêve éveillé dans le manoir aux esprits

Comme pour son précédent opus, « Le Jardin, Paris », Gaëlle Geniller nous emmène une fois encore dans son univers si particulier, hors du temps, et cela est fort plaisant. Après le monde des cabarets aux velours froufroutants, elle nous invite dans un immense manoir victorien aux recoins sombres où des fantômes ont élu domicile.

A la façon des spectres du récit, qu’il s’agisse des trois corneilles, des portraits ou de cette ombre un peu inquiétante, le lecteur va observer Guerlain déambuler dans les vastes pièces de la demeure, en cherchant le sommeil comme les réponses aux questions qui l’assaillent. Notamment cette amnésie sur son enfance dans les lieux, amnésie qui a fait du jeune dandy trentenaire une sorte de zombie fragile, marqué par la fatigue avant l’âge. Présence rassurante, son fils Nisse semble avoir ce don de converser avec les esprits du lieu et sera peut-être celui qui l’aidera à recomposer le puzzle d’une vie où les souvenirs se sont émiettés. Constamment en éveil, c’est le gamin qui va trouver par hasard dans un tiroir un herbier oublié par son père. Il s’avère que celui-ci l’avait fabriqué durant son enfance, en imaginant que chaque fleur correspondait à une émotion…

Et pourtant, il ne manque pas d’amour, Guerlain. Choyé par son épouse depuis le premier coup de foudre il y a douze ans, qui doit le rejoindre dès qu’elle sera moins accaparée par son boulot, admiré par son fils dont l’affection est totalement réciproque, couvé par ses trois sœurs qui l’appellent sans relâche pour savoir s’il va bien, le jeune homme ne trouve pas le temps d’aller mal, même si au fond de son âme, il ressent comme un manque, avec cette sensation d’être prisonnier d’un labyrinthe aux parois de verre. C’est alors une quête irréelle qui va s’engager pour lui permettre de remonter le fil de son enfance égarée…

A l’instar du « Jardin, Paris », « Minuit passé » est un pur enchantement graphique plein de fantaisie, traversé par une poésie immersive aux senteurs florales, peut-être celles des pétales déposés délicatement sur le visage de Guerlain par les trois corneilles… On a vraiment l’impression d’y être dans cette demeure, où tout n’est que calme et volupté. Le trait tout en finesse est rehaussé d’une savante mise en couleur, qui rappelle le travail de Mayalen Goust avec son récent « D’or et d’oreillers », davantage dans le registre du conte noir. Ce qui distingue Gaëlle Geniller de sa consœur, c’est clairement l’influence manga pour la représentation des visages, mais néanmoins cette autrice creuse son propre sillon, loin des codes « industriels » de la BD nipponne. C’est avec générosité qu’elle nous offre ici un travail d’orfèvre pour ravir nos pupilles gourmettes.

Avec « Minuit passé », ce n’est pas tant la narration qui marquera le lecteur que la sensation éthérée qui s’en dégage, car il faut l’avouer, les plus impatients risquent de ne point y trouver leur compte. Le livre se déguste à la façon d’un scone qu’on prendrait à l’heure du thé dans un salon anglais, et sans risque de trouver de l’arsenic dans sa tasse. Ainsi se décrit l’univers de Gaëlle Geniller, un univers aimable et chatoyant, sorte de cocon étranger à la violence du monde. Certains esprits chagrins le déploreront peut-être, mais il sera difficile pour toute âme amoureuse du beau de résister au charme de ce que l’on pourrait qualifier d’oasis graphique. On notera pour terminer le travail éditorial, assez rare faut-il le préciser, sur les tranches de l’ouvrage agrémentées de jolis motifs floraux aux tonalités vertes. Un raffinement jusqu’au bout de l’objet, et un argument de plus en faveur du livre imprimé… Et pour prolonger l’enchantement, l’autrice « ouvre les rideaux » en fin d’ouvrage pour nous offrir un portfolio comprenant moult portraits de son cher Guerlain, paré des vêtements les plus élégants, mais de Nisse aussi, des croquis divers d’autres personnages, ainsi que des plans du manoir…


LaurentProudhon
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le 31 mars 2025

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