"C'était le dernier homme de Chato", déclare le vieux chaman navajo qui, deux ex machina, vient de régler son compte à l'intéressé, alors même que Blueberry maîtrisait la situation et n'avait probablement pas versé la moindre goutte de sueur (on est toujours en hiver, faut dire…). Serait-ce une façon pour Giraud et Vance de nous dire qu'ils ont un peu déconné et abusé de notre temps avec un premier album qui n'avait pas grand-chose à avoir avec le concept original de Marshall Blueberry ?


Quoiqu'il en soit, passée cette entame le ménage est fait : exit les Indiens et la tunique-bleue, nous entrons dans l'univers boueux et mal famé des petits villes-relais de la frontière. Nouveau signe des temps qui changent, un personnage afro-américain fait son apparition ! L'individu, appelé Jérémie, est un tricheur professionnel qui parvient même à rouler Blueberry et à prendre la poudre d'escampette. Bien entendu, cette scénette n'est pas gratuite, même s'il faudra attendre le prochain album pour comprendre son utilité…


Puis notre héros arrive enfin dans la bien nommée petite ville de Heaven, dirigée par le maire Strathmore, brave moustachu un peu rigide, avec l'aide du juge Harper, beau vieillard à la tranquillité léonine, et de la plus grosse fortune du coin, Nelson Carmody. Avec ses airs de Michael Londsdale dans Moonraker (vu les nombreuses références à 007 dans cet album et le suivant, ce n'est probablement pas un hasard), on se doute vite que ce Carmody est le grand méchant derrière le fameux trafic d'armes qui requiert la présence de Blueberry.


Dans l'immédiat cependant, ce dernier s'acquitte de son travail de nettoyeur des rues en matant une brute qui malmenait la suffragette locale, dont le nom vent du rêve : Tess Bonaventura. Tess est indubitablement le plus mémorable des personnages introduits dans le spinoff et, à mon grand plaisir, une incursion féministe non seulement bienvenue mais beaucoup plus réussie que la version Arizona Love de Chihuahua Pearl : loin des chanteuses de saloon, elle recueille les prostituées et les déshéritées pour leur apprendre l'estime de soi en travaillant dans son ranch.
Certes, les choses commencent plutôt mal entre elle et Mike, puisqu'aux remerciements de la belle il répond avec la misogynie bravache que face à Miss Marsh dans L'Homme à l'Étoile d'Argent. L'étoile de shériff monterait-elle à la tête du lieutenant, ou serait-ce la relative liberté qui va avec ?
Heureusement, contrairement au sixième tome de la série originale, le Blueberry sauce 90s ne remue pas le couteau dans la plaie et protège même le ranch de Tess contre la vindicte puritaine du maire. Il y a également une très jolie scène après la fusillade de milieu d'album, où Blueberry confie bon gré mal gré ses doutes et ses remords, vulnérabilité qui lui vaut un baiser de la belle. Cela rachète un peu la nudité gratuite de deux des filles du ranch, occupées à prendre un bain en plein hiver "parce que Tess dit que c'est vivifiant"… c'est sans doute le revers de la médaille lorsqu'on sexualise autant un personnage estampillé Pilote (Mâtin quel journal!) mais sur l'ensemble de l'album le positif l'emporte sur le négatif.


Pour en revenir à la fusillade, c'est probablement la scène la plus intense de l'album. La violence y est particulièrement gore, ce qui marque une certaine différence avec la série de Charlier (pourtant considérée, à l'échelle franco-belge du moins, comme relativement hardcore post-Allemand perdu !), mais c'est la patte de Vance qui s'exprime, et il fait cela bien. Bon, ce n'est clairement pas pour tout le monde, les litres de sang et les éclats de verre jaillissent dans tous les sens ; plus 90s tu meurs ! Mais c'est ce genre de séquences qui justifient le cachet du regretté WV – et puis comme lors de l'attaque de la diligence du premier tome, Newman et sa bande avoinent au Sharp, dont le gros calibre est supposé percer le cuir des bisons de la prairie, donc les dégâts ne sont pas surprenants.


Cerise sur le gâteau, Red Neck est appelé à la rescousse ! Sans vouloir être pédant, je ne peux m'empêcher de remarquer une petite inconsistance : l'album est censé se dérouler entre Le Général Tête-Jaune et La Mine de l'Allemand Perdu, mais ce Red Neck-là a déjà les cheveux blancs et le manteau de fourrure de La Longue Marche. On ne va cependant pas chipoter pour si peu, le plaisir de retrouver le vieux grigou étant trop grand. Son introduction au cours d'une rixe de bar est d'ailleurs géniale.


Les réjouissances sont d'ailleurs de courte durée, puisque le vilain pas beau Carmody décide de faire d'une pierre deux coups en se débarrassant simultanément du poids-mort Newman (bon débarras) et du marshall un peu trop fouineur. Dans une ambiance nocturne particulièrement glauque, ses hommes de main Ballander et Tom-Do organisent un simulacre de duel à l'issue duquel les deux pseudo-adversaires se retrouvent sur le tapis. Tess et Red Neck arrivent trop tard, et ne peuvent que pleurer la mort de leur vaillant ami…


Sur Ordre de Washington semblait une sorte de prologue un peu long et convenu, mais ce Mission Sherman est une réussite qui justifie pleinement l'idée de ce spinoff ! Pour une fois il n'y a pas grand-chose à redire au script de Jean Giraud, si ce n'est la gestion du personnage de Newman, décidément aussi inutile que stupide. Le scénario est simple, à mi-chemin entre Rio Bravo et James Bond. Le personnage de Tess est l'incursion féminine que nous attendions depuis la fin de la trilogie mexicaine et son interaction avec le héros est parfaitement maitrisée, entre machisme, frustration et admiration. La ressemblance avec 007 est cette fois-ci évitée puisqu'à la fin des 48 pages, seul un chaste baiser rend compte de l'attirance entre la suffragette et le shériff. Au cours de diverses interviews, Giraud a plusieurs fois évoqué le caractère hautement sexuel de Blueberry, plus à tort qu'à raisons selon moi car la censure des années 60-70 ne permettait pas de l'exprimer pleinement, mais Mission Sherman corrige cela sans tomber dans le kitsch craignos d'Arizona Love.


Quant au dessin de William Vance, comme je l'ai dit et répété, il fait vraiment merveille, convenant beaucoup mieux au cadre sale et morbide d'Heaven qu'au Fort Navajo enneigé. Hâte de voir comment le natif d'Anderlecht va achever cette trilogie !


Oh, hum…

Szalinowski
8
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le 11 avr. 2019

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